La double vie de Véronique
Publié par Stéphane Charrière - 22 décembre 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
L’actualité de fin d’année chez Potemkine Films est tournée vers un événement important, l’édition de versions restaurées 4K des derniers films du cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski mort à l’âge de 54 ans en mars 1996. À commencer par La double vie de Véronique, réalisé en 1991 (nous reviendrons sur la trilogie des Trois couleurs dans la semaine), qui est une œuvre qui n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Mais d’abord se souvenir de Kieślowski. Avant ses œuvres qui sont les plus connues encore aujourd’hui (Le décalogue, Tu ne tueras point, Brève histoire d’amour, La double vie de Véronique et la trilogie des trois couleurs : Bleu, Blanc et Rouge), Kieślowski s’attachait à peindre, dès sa sortie de l’école de cinéma de Lodz, le fonctionnement de la société polonaise. Dysfonctionnements, cynisme, idéologie écrasante, administration envahissante, etc. produisaient le matériau premier de son travail.
En 1976, le cinéaste sort du documentaire stricto sensu pour réaliser une fiction, Le Personnel, qui sera le point de départ d’un courant cinématographique polonais nommé « Le cinéma de l’inquiétude morale ». Il n’est pas anodin, pour mieux comprendre Kieślowski et son cinéma, de relever quelques points distinctifs du mouvement qui coïncident avec les préoccupations du cinéaste. Au début était un constat. Les autorités locales contrôlaient avec beaucoup de véhémence les travaux filmiques et, de ce fait, nuisaient à la création. Les cinéastes se voyaient interdire d’approcher tout sujet qui concernait de près ou de loin la vie sociétale ou la scène politique. Les films de ce mouvement vont alors adopter un schéma dramaturgique assez identique : un individu, seul, se heurte aux principes qui régissent les institutions garantes de la vie polonaise. Les conséquences scénaristiques suivent une logique similaire : le héros se conforme, après avoir tenté de modifier le cours des événements, au dictat des autorités.
En 1979, Kieślowski rencontre le succès avec L’amateur. Viendront d’autres films plus ou moins remarqués en Pologne comme par exemple Sans fin (1984) ou Le Hasard (réalisé en 1981 et sorti en 1987). Mais c’est avec Le décalogue (1989) que la carrière de Kieślowski va franchir les frontières polonaises et que le cinéaste bénéficiera d’une reconnaissance internationale. Le projet est ambitieux : réaliser 10 films d’une heure environ sur les 10 commandements en confrontant les principes aux réalités quotidiennes des Polonais. La Mostra de Venise fait un triomphe au réalisateur. Deux films sortiront du Décalogue en version longue : Tu ne tueras point (1987), prix de la critique internationale à Cannes et Brève Histoire d’amour (1988). C’est alors que le projet La double vie de Véronique se dessine.
Le film est déjà un trait d’union entre la Pologne et la France, nouvelle terre de création pour le cinéaste. Le film est scindé en deux parties distinctes et pourtant liées. Une partie polonaise, relativement courte, suit la trajectoire de Weronika (Irène Jacob) avant que le film ne bascule en France pour s’attacher au personnage de Véronique interprété par la même comédienne.
Dès son prologue, La double vie de Véronique intrigue et surprend. Montage alterné. Une scène identique se joue en deux lieux différents, en Pologne et en France, et en des temps opposés. Dans chaque situation, une mère parle avec son enfant, l’une en polonais, l’autre en français. Les deux petites filles se ressemblent pense-t-on. Non, mieux, elles sont identiques. L’une, la petite fille polonaise est intriguée par les cieux, le cosmos, l’ailleurs tandis que l’autre, la petite fille française, s’intéresse à la matérialité des choses. Complémentarité. La séquence polonaise se déroule en hiver, la partie française au printemps. La mort et la vie, l’ailleurs et l’ici.
C’est le premier jeu de correspondances que le film établit. La dramaturgie se poursuivra ainsi. Des allers-retours, des contacts, des similitudes, des échos, des réminiscences, des rappels visuels ou sonores. Plus tard, Weronika et Véronique sont devenues adultes. Weronika aime le chant, elle ne vit que pour ça. Elle chante comme si sa vie dépendait de la musique et de sa manière de fondre sa voix dans les notes. La caméra enregistre les palpitations d’une vie suspendue à des douleurs cardiaques qui, lors de leur surgissement, invitent la mise en scène à le signifier par des occurrences baroques : dutch angle, contre-plongée, plongée, très gros plan, usage du grand angle. Dans tous les cas, ces éléments sur-interprétatifs réduisent le monde à une vision singulière de celui-ci. La vision de Weronika transformée par la conscience de la présence du mal et de ses possibles conséquences. Véronique aussi chante. Mais elle arrêtera. Parce qu’il le faut, parce qu’une intuition lui intime de le faire. Parce qu’une évidence habite son esprit. Mais avant cela, il lui aura fallu, sans en comprendre ni cause ni conséquence, éprouver une douleur de l’âme et du corps.
La grande idée de Kieślowski, c’est la figure de la dissociation qu’il parvient à mettre en place à partir d’un procédé qui dit le contraire. La caméra se fait subjective, à plusieurs reprises dans la partie polonaise. Au moment des malaises de Weronika, la caméra s’échappe. L’âme de la jeune femme s’évade pour rejoindre Véronique. L’intuition évoquée plus haut n’est autre qu’une communion des âmes et des esprits. Weronika, au contraire de Véronique, est consciente de l’existence de cet autre si loin et pourtant si proche. Lors d’une manifestation, Weronika se presse. Elle traverse une place et sur celle-ci, dans le chaos d’une manifestation qui dégénère, elle aperçoit précipitamment une femme qui monte rapidement dans un bus touristique et qui lui ressemble en tous points. Weronika sait l’existence de Véronique. Pas de réciprocité, pas encore. Véronique ne voit pas Weronika. Elle poursuit son chemin tandis que Weronika reste là, interdite. Premier arrêt. Il y en aura d’autres qui ouvriront des nouveaux chapitres dans les histoires de Weronika et de Véronique.
Weronika chante et disparaît dans la musique. Son âme observe le monde différemment. Elle sera une présence pour Véronique qui saisit le moment de la disparition de l’autre sans connaître la nature de cette profonde tristesse qui l’envahit. La mélancolie qui envahit Véronique prend corps dans la conscience de la difficulté d’exister. Les traditionnelles figures de l’incommunicabilité qui irriguent le cinéma de Kieślowski s’estompent. Il existe des failles dans ce qui sépare les individus des autres, les pays, la vie de la mort, le ciel de la terre, l’hiver du printemps. Le hasard fait les choses. Mais le hasard chez Kieślowski est pénétré de questionnements métaphysiques.
Il faut entendre ces interrogations comme des volontés de transcender la matérialité des choses pour en découvrir l’essence. La caméra de Kieślowski répond à cette exigence. Contrevenir aux conventions syntaxiques du cinéma (l’usage de la caméra subjective ici) répond à une démarche autant cartésienne qu’existentialiste. L’objet caméra se transforme, le temps d’un film, comme un phénomène méditatif et réflexif qui seul peut autoriser à trouver un sens à l’existence. Pour Kieślowski, l’outil cinématographique sert la connaissance ou participe au moins à son développement. À revoir La double vie de Véronique aujourd’hui, nous mesurons combien il est doux se laisser bercer par les résonnances qui en résultent. Car les doutes qui s’amoncellent pendant le film, pour le cinéaste comme pour le spectateur, prennent le tournant précieux d’une poétique de la pensée.
Crédit photographique : copyright Potemkine Films
Suppléments DVD :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Irène Jacob (2021 – 24 min)
-‐ Entretien avec Zbigniew Preisner (2019-‐2021 – 17 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021 -‐ 22 min)
Suppléments Blu-ray :
-‐ Présentation du film par Annette Insdorf
-‐ Entretien avec Irène Jacob (2021 – 24 min)
-‐ Entretien avec Zbigniew Preisner (2019-‐2021 – 17 min)
-‐ Le film vu par Alain Martin, journaliste et écrivain, spécialiste français de Krzysztof
Kieślowski (2021-‐22 min)
-‐ 1966–1988, Kieślowski, cinéaste polonais de Luc Lagier (2005 – 31 min)