Coffret Satyajit Ray
Publié par Stéphane Charrière - 4 mars 2022
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Voilà une initiative réjouissante. Carlotta Films ose, n’ayons pas peur des mots, proposer un coffret Satyajit Ray composé de 6 films qui laissent entrevoir la complexité, la beauté mais aussi et surtout la diversité de l’œuvre. Satyajit Ray est un cinéaste indien, bengali pour être plus précis. Un auteur dont les films furent diffusés en Occident de manière aléatoire. Après le succès de Pather Panchali (La complainte du sentier) au Festival de Cannes 1956, il faudra patienter 4 années pour voir le film bénéficier d’une exploitation en salle. Pire, l’un de ses films les plus célèbres, Le salon de musique, accueilli triomphalement par la critique en 1959 au Festival de Berlin, ne sera distribué en France qu’en 1981. Hélas, les deux cas évoqués sont exemplaires du rapport qu’entretien l’Occident avec Stayajit Ray, cinéaste mort en 1992.
Alors concédons que le coffret Carlotta Films est un pari. Une audace qui rejoint le travail habituel de l’éditeur. À ce propos, le contenu du coffret est passionnant. Outre les 6 films de Ray qui le composent (La grande ville, 1963 ; Charulata, 1964 ; Le lâche, 1965 ; Le saint, 1965 ; Le héros, 1966 ; Le dieu éléphant, 1979), le contenu éditorial est remarquable. Que ce soient les présentations de chacune des 6 œuvres par Charles Tesson, les deux regards analytiques d’Eva Markovits sur Charulata et Le héros ou encore la rencontre filmée sur FR3 entre Ray, Claude Sautet et Michel Ciment, tout contribue à décupler le plaisir du visionnage.
Après lecture des films du coffret, plusieurs constats s’imposent. Parmi ceux-ci, il apparaît que Ray échappe à une stylistique singulière qui traverserait l’œuvre et délivrerait les repères auxquels sont attachés les cinéphiles habituellement. Il existe cependant des questions récurrentes qui, traitées différemment d’un film à l’autre, nourrissent une réflexion sur l’une des caractéristiques singulières du langage cinématographique, le rapport au temps. Déjà parce que le cinéma de Satyajit Ray est le dépositaire de plusieurs traditions artistiques (familiales, bengalies et même occidentales) que le cinéaste tente de faire cohabiter dans la matière même de ses films. Chez Ray, le temps ne semble pas identique pour tous. Ce qui se vérifie dans presque tous les films du coffret. Dans Le héros, le voyage en train ne semble pas avoir la même durée pour tous les voyageurs. L’acteur vedette du cinéma bengali (interprété par Uttam Kumar) qui doit rejoindre New Delhi pour y recevoir un prix est traversé de pensées que le temps du périple laisse s’épanouir. Ainsi, le trajet qui le conduit de Calcutta à New Delhi est rythmé par des rencontres diverses qui, au détour de phrases ou d’attitudes, invitent le passé à s’immiscer dans le présent. Des flashbacks, des relectures fantasmagoriques du passé et des sentiments irrépressibles ressurgissent.
Le temps du film devient autre chose qu’une suite linéaire de péripéties. Ce n’est pas non plus un temps de la reconstruction, ni de la rédemption, ni de la réhabilitation. Le trajet devient un temps de la concordance intime où l’individu se doit d’accepter le passé comme une strate édificatrice de sa personnalité. Même si le passé est douloureux, il faut l’accueillir et le recevoir comme une chance. Peu importe le trajet et sa durée plausible. Ce qui compte ici, c’est que l’individu se réconcilie avec lui-même. Il en va presqu’ainsi avec Charulata également.
Le film conte l’histoire d’une jeune femme, Charulata, qui est l’épouse d’un intellectuel qui édite un hebdomadaire en anglais et qui est donc très souvent absent de son foyer. Avant le surgissement d’un tiers qui va venir cristalliser toutes les interrogations soulevées par le récit, Charulata (Madhabi Mukherjee) vit seule dans sa maison et se limite à observer le monde depuis ses fenêtres. L’extérieur de la maison répond ainsi à une temporalité collective qui ne correspond jamais à celle de Charulata. Pourtant, Charulata, passionnée de littérature, se plaît à imaginer des histoires à partir de ce qu’elle perçoit de la vie extérieure. Ainsi, le temps fantasmatique lié au cheminement de l’imaginaire se distingue du temps objectif pour que l’esprit de Charulata envahisse l’écran et devienne la substance de l’espace filmique.
Le rapport singulier au temps qui existe dans l’œuvre de Satyajit Ray est un processus qui autorise la cohabitation de la fiction avec le réel. Nous ne serons donc pas surpris de voir des séquences (Le héros, Le lâche, le Dieu éléphant, etc.) ou des films entiers (La grande ville) emprunter des schémas narratifs et/ou esthétiques au Néo-réalisme. Le contexte ne fait pas toujours le film mais il sert d’écrin à une fiction qui, elle, traduit en profondeur les contours d’une réalité que le documentaire aurait sans doute peiné à approcher pleinement.
La mixité de ces univers (fantasmagorie et naturalisme) soulève une autre question qui traverse l’œuvre de Ray : le rapport qui existe entre l’intérieur et l’extérieur. La perméabilité du réel contaminé par une vision subjective du monde apparaît dans de fulgurantes séquences. Dans Le héros, l’acteur dans le film, le personnage d’Arindam Mukherjee interprété par Uttam Kumar, est dans quelques séquences mis en présence de situations qui brouillent les limites entre la fiction (l’intérieur du film) et la réalité (des figurants extérieurs à la fiction qui observent l’acteur jouer). Lorsque le train s’arrête dans certaines gares, par la fenêtre, des passants reconnaissent Uttam Kumar et se précipitent pour l’apercevoir sans imaginer que Satyajit Ray profite de l’occasion pour laisser entendre que la foule se presse pour voir le personnage du film qui est lui-même une star du cinéma bengali. La foule est à l’extérieur du train, parfaite métaphore de la machinerie cinématographique, mais à l’intérieur du film puisqu’elle devient une ressource narrative et esthétique.
Le rapport qui s’installe entre l’extérieur et l’intérieur agit également sur les personnages. La figuration des idées de mise en scène se nourrit de la contamination des espaces filmiques par la subjectivité (pensées, souvenirs, imaginaires) de chacun des comédiens. La maison de Charulata est autant une chambre noire (principe premier de captation d’une image prélevée dans la réalité) qu’une interprétation des pensées du personnage de Charulata, voire une retranscription des états d’âme du personnage. De ce fait, Charulata, le personnage, devient une émanation des pensées de Satyajit Ray parce qu’elle est une caractérisation des intentions filmiques du cinéaste.
Ce que le coffret Carlotta Films met en évidence, c’est que l’objet cinéma fournit à Ray l’équipement nécessaire pour suturer ce qui ne peut l’être en apparence. Le film est un outil au service d’une pensée. Le film est un support qui rend tangible ce qui échappe à l’entendement et aux mots, le film c’est ce qui fait du lien entre tous les éléments qui constituent, dans leur diversité, le monde. Akira Kurosawa a déclaré que ne jamais avoir vu un film de Ray revient à n’avoir jamais vu ni la lune, ni le soleil. Avec ce coffret Satyajit Ray, il n’est donc pas question uniquement de découvrir une œuvre ou un monde mais de mesurer la vastitude d’un univers artistique.
Crédit photographique : Copyright CarlottaFilms
SUPPLÉMENTS :
À PROPOS DE… : 6 ENTRETIENS AVEC CHARLES TESSON
"CHARULATA" ET "LE HÉROS" VUS PAR EVA MARKOVITS
L’INVITÉ DE FR3 : SATYAJIT RAY (20 mn)
Réalisation : Yves Barbara - © 1981 INA
BANDE-ANNONCE : "LA GRANDE VILLE"
BANDE-ANNONCE : "SATYAJIT RAY, LE POÈTE BENGALI"