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Retour à Reims (fragments)

Publié par - 22 septembre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Retour à Reims, le livre de Didier Éribon, offre de multiples pistes thématiques. Trop pour un seul film. Aussi l’adaptation filmique proposée par Jean-Gabriel Périot porte un titre qui traduit les intentions de l’entreprise, Retour à Reims (fragments). Tout est dit. Des choix ont été faits pour isoler et traiter deux problématiques soulevées par le livre de Didier Éribon : la condition ouvrière des années 1930 à aujourd’hui et la place réservée aux femmes dans le monde ouvrier.

Retour à Reims (fragments) est constitué d’archives. C’est un film de montage qui enchaîne des extraits qui viennent prolonger les réflexions invoquées par la voix off d’Adèle Haenel qui lit quelques passages du livre. Le principe de montage tel que mis en pratique par Jean-Gabriel Périot ici suit une logique historique qui coïncide, dans un premier temps, avec une forme de glorification de la classe ouvrière jusqu’à sa disparition et considère, en fin de film, sa possible renaissance.

Ce qui captive dans le film, c’est comment le mélange d’archives fictionnelles avec des courts métrages documentaires (commandés par des organes politiques de gauche) participe de l’édification d’une vision idéalisée de l’ouvrier, de l’ouvrière ou de la classe prolétarienne. Renoir, Dulac, Pabst, Vigo, Diamant-Berger cohabitent avec les images empruntées à des courts-métrages documentaires tels que Grèves d’occupation (1936), À la conquête du bonheur (1947) ou Journées de printemps 1948. L’alternance entre l’expression fictionnelle et le documentaire contribue à matérialiser le corps ouvrier et le corps des ouvrières et des ouvriers. Le corps social et le corps physique fusionnent dans la fabrication cinématographique d’un idéal représentatif en lien direct avec le public majoritairement concerné par le cinéma à l’époque, la classe populaire.

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Journées de printemps - Ciné Archives - Sous la direction de Jean Vénard - 1948

Les ouvriers et les ouvrières sont alors des héros de films et ils portent en eux et sur eux les caractéristiques d’un archétype mais aussi d’une utopie. Jean-Gabriel Périot fait le choix d’insister sur la présence du féminin et de son rôle trop souvent occulté dans le fonctionnement de la société. Pour cela, Périot s’attache à suivre le parcours des figures féminines décrites dans le livre de Didier Éribon (la grand-mère et la mère de l’auteur). La grand-mère, aspirant à plus de libertés, sera tondue à la Libération et à vivre, selon ses descendants, dans l’insouciance. Pour la mère, si son sort est en apparence moins abject, il n’en demeure pas moins que sa situation sociale la condamnait à une vie où l’horizon était défini par la soumission à une violence non seulement de classe mais aussi de genre. Les aspirations de la mère s’envolèrent rapidement et furent réduites à néant par la réalité quotidienne. Elle voulait devenir institutrice. Il n’en sera rien.

Puis, ce que montre remarquablement bien Périot, c’est comment le corps ouvrier disparaît dans la vie comme des écrans de cinéma. C’est que ce dernier, à partir des années 1980, pour les plus démunis, devient trop cher. Le spectateur mute, il appartient petit à petit à la petite bourgeoisie. Pour les plus pauvres, le cinéma est remplacé par la télévision qui, jusqu’à l’arrivée de la vidéo, continuera de faire de l’écran, cathodique cette fois, le miroir d’une partie de la société paupérisée. Les femmes restent à domicile (des émissions leur sont consacrées) ou sont contraintes de travailler le jour ou tôt le matin, parfois tard le soir, avant d’enchaîner sur des tâches ménagères qui ne leur laissent aucun répit.

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Vivre mieux, changer la vie - Ciné Archives - Jean-Patrick Lebel - 1972

La disparition de la classe ouvrière est pernicieuse. Car à ne plus être représentés sur l’écran, si ce n’est de manière attendue, les ouvriers deviennent invisibles. Ils n’existent plus. Ce qui n’est pas vu n’est pas. Si la télévision leur offre en journée, seulement, la possibilité de s’inscrire dans le paysage de la société française, elle les évacue de ses programmes en soirée. De toute manière, l’ouvrier se lève tôt, aussi se doit-il de se coucher tôt.

Ce que nous raconte aussi Retour à Reims (fragments), c’est un abandon. Celui de la classe ouvrière qui va être réduite à néant par les discours de ceux qui parlaient en son nom précédemment, tous les partis de la gauche française. La condamnation est prononcée dans les années 1970 avant que le monde ouvrier ne soit enterré après l’arrivée du Parti Socialiste au sommet de l’État en 1981. Le démantèlement de l’industrie s’organise. Il rime avec une fin de la conscience de classe. Ailleurs aussi quelque chose se perd, constate Périot. La vidéo remplace le film, le flou se substitue au grain, à la matière. Et les corps se dissipent, ils s’évanouissent. Plus rien, plus d’épaisseur, plus de lourdeur, plus de douleur. Aux corps substantifiés et sacralisés succèdent des silhouettes difformes. S’ensuit une mutation de la classe ouvrière. Si celle-ci n’existe plus, il faut bien aux individus, par élan social, se trouver une raison, des raisons, de se regrouper sous d’autres formes, de s’inclure dans quelque chose.

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Avec le sang des autres - ISKRA - Groupe Medvedkine de Sochaux, Bruno Muel - 1975

Retour à Reims (fragments) met alors en évidence une hypothèse passionnante développée dans le livre de Didier Éribon que Jean-Gabriel Périot représente dans son film. Les raisons du basculement d’une partie de l’électorat ouvrier vers le Front National devenu RN aujourd’hui. Et puis Périot ajoute un épilogue : une possible reformation d’un corps social constitué non plus d’ouvriers mais de tous ceux qui occupent des emplois qui les maintiennent en bas de la pyramide sociale pour en constituer le socle.

Retour à Reims (fragments) ouvre un débat sociétal qui se calque sur le dialogue formel initié entre un texte et des images par Périot. Pas de contradiction entre le verbe et l’image. Le film prolonge, précise, argumente et éclaire le texte. Notamment à la lumière d’événements apparus après l’édition du livre (2009). Dans le récit de Didier Éribon, la part d’intime que l’auteur décrit constitue en soi une étude de cas sur l’évolution de la société française lors de la deuxième partie du XXème siècle. Jean-Gabriel Périot, avec Retour à Reims (fragments), invite de nouvelles voix à participer à l’échange souhaité par Didier Éribon, à le contredire, à le nuancer ou à le confirmer. Bref, Périot invite tout simplement le spectateur à faire acte politique avec sans doute le secret espoir qu’il en résulte la possibilité d’imaginer l’avenir d’une manière moins sombre que le présent ne le laisse envisager.

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Il suffira d'un gilet - Collectif René Vautier - Aurélien Blondeau - 2019

Crédits images haut de page et vignette :

Fêtes de la voix de l'Est - Ciné Archives - Anonyme - 1958

Le droit d'apprendre, le temps d'enseigner - Ciné Archives - Jacques Krier - 1972

suppléments :
• Entretien avec Jean-Gabriel Périot par Clarisse Fabre (critique de cinéma, Le Monde) - 26 min
• Grèves d'occupations (réalisation collective, 1936, 12 min) | Journées de printemps 1948 (Jean Venard, 1948, 21 min) - Ciné-Archives, fonds audiovisuel du PCF et du mouvement ouvrier, films restaurés par le CNC
• LIVRET : Retour à Reims de Didier Eribon, Chapitre 1 (Éditions Fayard, 2009)

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