Coffret Kinuyo Tanaka
Publié par Stéphane Charrière - 22 novembre 2022
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après la rétrospective qui lui fut consacrée, sans compter les nombreux hommages reçus lors de différents festivals de cinéma, le travail de cinéaste de Kinuyo Tanaka, une des plus grandes actrices japonaises, fait l’objet d’une édition vidéo soignée et riche de quelques compléments dignes d’intérêt. Kinuyo Tanaka est une star absolue au Japon. Sa carrière de comédienne débute en 1924 alors qu’elle n’est âgée que de 14 ans. Les films s’enchaînent. L’actrice traverse le cinéma japonais et accompagne les métamorphoses qui voient le cinéma se moderniser ou s’internationaliser. Elle tourne avec les plus grands cinéastes : Heinosuke Gosho, Yasujirō Ozu, Teinosuke Kinugasa, Kenji Mizoguchi, Keisuke Kinoshita, Hiroshi Inagaki, Kon Ichikawa, Kaneto Shindō ou encore Akira Kurosawa. Les amateurs de cinéma, dès lors qu’ils auront vu quelques films importants de l’un de ces cinéastes, auront aperçu inévitablement Kinuyo Tanaka.
Son statut lui a sans doute autorisé la mise en production de films que l’actrice allait réaliser dans les années 1950, âge d’or du cinéma japonais. Kinuyo Tanaka n’est cependant pas la première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma japonais puisqu’elle fut précédée par Tazuko Sakane dont les œuvres (1 long-métrage de fiction et plus d’une dizaine de documentaires) sont aujourd’hui considérées comme perdues. Assez curieusement d’ailleurs, Kinuyo Tanaka et Tazuko Sakane entretiennent un point commun qui va avoir une incidence capitale sur leurs carrières respectives : toutes deux ont travaillé avec Kenji Mizoguchi.
Il est fort à parier que les deux femmes se sont rencontrées puisque toutes deux ont participé à trois projets de films réalisés par Kenji Mizoguchi : L’amour de l’actrice Sumako (1947), Femmes de la nuit (1948) et Flamme de mon amour (1949). Mizoguchi au centre d’une émancipation féminine qui conduit ces dernières à s’imaginer devenir les égales des hommes dans l’industrie cinématographique ? Au regard de l’œuvre de Mizoguchi, ce n’est pas invraisemblable, il y a presque une forme de logique à trouver des liens de causalité entre l’œuvre mizoguchienne et les velléités cinématographiques de Tazuko Sakane et de Kinuyo Tanaka. Et pourtant, de manière assez surprenante, les raisons invoquées diffèrent entre les témoins de cette période, Mizoguchi fut l’un des rares grands cinéastes japonais à refuser de soutenir Kinuyo Tanaka dans son désir de passer à la réalisation de film.
Toujours est-il que Kinuyo Tanaka, l’actrice aux plus de 250 films à son actif, passe à la réalisation en 1953. L’acte est prémédité. En 1952, elle demande à Mikio Naruse de l’inclure dans l’équipe technique de Frère aîné, sœur cadette. Elle sera troisième assistante à la mise en scène et participera aux travaux préparatoires du film. Tanaka fait preuve d’humilité. Elle est active, attentive et patiente. Elle fait abstraction de son statut pour se fondre dans l’équipe de tournage. Mission réussie car elle ralliera à sa cause les participants à l’entreprise. Kinuyo Tanaka a fait un grand pas vers la mise en scène. Elle en sait plus désormais sur les coulisses d’un tournage et sur la pré-production.
On connaît l’histoire, Mizoguchi refuse de signer la lettre de recommandation nécessaire à tout débutant dans la mise en scène. Mais deux éléments font pencher la balance en faveur de Kinuyo Tanaka. D’abord, la Shintōhō, compagnie de production naissante, recrute des personnalités prestigieuses de l’industrie cinématographique japonaise pour s’inviter dans le jeu de pouvoir orchestré par les sociétés dominantes de l’époque (Daiei, Nikkatsu, Shōchiku, Tōei, et la Tōhō). Et puis Tanaka bénéficie du soutien inconditionnel de cinéastes prestigieux qui vont jusqu’à signer les scriptes des deux premiers films de la cinéaste : Keisuke Kinoshita écrit Lettre d’amour et Yasujirō Ozu participe à l’écriture de La lune s’est levée.
Les films intriguent la population japonaise qui, par curiosité d’abord et par intérêt ensuite, suit le parcours filmique de Kinuyo Tanaka devenue réalisatrice. La cinéaste prend des risques. Elle tourne dans la rue son premier film et éveille l’intérêt de la foule qui vient assister au tournage. Il faut dire que son film inverse les tendances du cinéma en général et du cinéma japonais en particulier. Le personnage central de Lettre d’amour est un homme, Reykichi Mayumi, en proie à des doutes existentiels et amoureux. Le regard posé sur cet homme est bien celui d’une femme. Un nouveau paradigme s’invite dans le cinéma japonais. Le tour de force est conséquent d’autant que le personnage de Reykichi Mayumi est interprété par Masayuki Mori. Une vedette adulée prête donc sa silhouette, sa voix et offre à une jeune cinéaste débutante une palette d’expressions qu’aucun cinéaste masculin ne lui avait jusque-là demandé d’interpréter. Le film est une réussite. Très vite, le spectateur oublie le comédien et se concentre sur le personnage. Il y a bel et bien une direction d’acteur à l’œuvre, des intentions à respecter et une finalité à atteindre.
Les scènes tournées dans la rue, dans le Tokyo de 1953, incitent à songer à l’une des sources de motivations des Nouvelles Vagues qui émergeront à la fin des années 1950 dans le monde entier. Montrer le monde tel qu’il est sera chose courante d’ici 5 ou 6 ans mais, en 1953, qu’un regard porté sur la réalité japonaise émerge et que, de plus, ce regard soit celui d’une femme japonaise née en 1909 souligne la modernité qui agissait à tous les étages de la réalisation de Lettre d’amour.
Une autre tendance se dégage de l’œuvre de la réalisatrice dès ce film. La cinéaste affirme son indépendance morale et intellectuelle en prenant des libertés avec les genres auxquels ses films semblent se rattacher. Tout devient prétexte à satisfaire autant une curiosité qu’une pensée et même qu’un regard sur le cinéma. Car Kinuyo Tanaka est aussi une grande cinéphile. Dès son plus jeune âge, elle voit des films. Encore et encore, de manière parfois compulsive. Elle assume ses goûts éclectiques pour les genres populaires qu’elle se plaît à imaginer différents, traversés de fulgurances spirituelles ou intellectuelles. Nous revenons-là à la prédominance du point de vue dans le processus qui conduit Kinuyo Tanaka à la réalisation. Il s’agit bien d’émettre une opinion et d’exposer une vision du monde sur l’écran, celle d’une femme qui est aussi une cinéphile et une actrice.
Car l’essentiel dans son œuvre de réalisatrice se situe peut-être ici : avoir su concilier et traduire visuellement la cohabitation du regard de la cinéphile avec ceux de l’actrice, de la femme et de la cinéaste. Alors comment ? En déjouant les prévisions et les évidences. En surprenant, en étonnant le spectateur averti ou non par un découpage qui va à l’encontre d’une logique mise en place par le masculin depuis les origines du cinéma.
Souvent, lorsqu’il y a une modification radicale qui opère chez un personnage (prise de conscience et/ou surgissement de faits qui interviennent dans le récit pour rompre avec le schéma trajectoriel que suivent les protagonistes), Kinuyo Tanaka choisit de le signifier par un cut « brutal » qui parasite la fluidité du récit. Il en va de même avec les ellipses temporelles qui rarement cèdent à quelques conventions syntaxiques (fondus enchaînés, flous, volets). Kinuyo Tanaka préfère la radicalité du propos pour déstabiliser le spectateur. Dans Maternité éternelle, Yumeji Tsukioka, qui interprète la poétesse Fumiko Shimojō, apparaît soudainement et paradoxalement dans toute sa féminité dans un gros plan qui abolit les frontières spatiales et temporelles que le scénario laissait envisager. Même la lumière qui irradie le visage du personnage tranche avec la noirceur des plans qui précèdent. Le spectateur peinerait presque à reconnaître le personnage qui jusque-là était consigné à effectuer des tâches ménagères. Soudain, dans un plan lumineux, le visage radieux de Fumiko Shimojō apparaît à l’écran alors qu’elle vient d’être hospitalisé en raison d’un cancer entré en phase terminale. Le paradoxe tient dans un gros plan. La femme s’impose à l’écran et, libérée de ses obligations et des attendus formulés par une bienséance sociale cynique, s’affranchit de tout ce qui constituait un frein à son indépendance, à sa liberté. Désormais Fumiko Shimojō s’accorde à être ce qu’elle était, c’est-à-dire une intellectuelle dont la voix était annihilée par les considérations sociales.
C’est à travers ces prises de position souveraines que Kinuyo Tanaka affirme sa créativité. Citons aussi ces scènes où la réalisatrice apparaît dans ses films. Ce qui surprend ici, c’est d’observer combien la mise en scène est conditionnée par la volonté de rendre palpable la coexistence de tous les savoirs qui déterminaient la personnalité profonde de Kinuyo Tanaka. Détaillons. Kinuyo Tanaka ne dérogeait pas à un fonctionnement particulier pour l’époque sur le plateau de tournage. Un cadre, une lumière et des mouvements de caméra (nombreux sont de magnifiques travellings) faisaient l’objet d’une discussion avec les principaux techniciens concernés. Puis, la cinéaste se concentrait sur le jeu des comédiens sans se soumettre au filtre que pourrait constituer le viseur de la caméra. L’essentiel avait été planifié en amont, aux techniciens de répondre aux intentions et aux impératifs de la scène. Ainsi, plusieurs regards se juxtaposent dans l’élaboration de la mise en scène : celui de Kinuyo Tanaka, la femme (point de vue sur les faits à filmer), Kinuyo Tanaka la cinéaste (respect technique des intentions déterminées) et bien évidemment il y a aussi le regard de Kinuyo Tanaka la cinéphile qui a vu nombre de films (évocations d’univers filmiques multiples parfois au sein d'un même film) et qui est la première spectatrice du travail accompli. À cela s’ajoute, lorsque la cinéaste redevient actrice, le regard de la comédienne qui véhicule avec elle son expérience et sa perception des scènes tournées. La caméra, donc la réalisatrice, et la position de l’actrice se font face dans le cadre. Ainsi, un espace de représentation nouveau se crée de manière à introduire au cœur du débat que le film permet le regard d’une cinéphile et celui d’une femme.
Kinuyo Tanaka s’est ingéniée à traduire dans ses films ses influences mais aussi et surtout ses pensées sur le cinéma et sur le monde. C’est sans doute cette révélation que la rétrospective et maintenant ce coffret Carlotta Films parviennent à réhabiliter en rendant justice à l’œuvre d’une femme devenue actrice puis cinéaste qui, avant tout, s’est appliquée à retranscrire l’amour qu’elle portait au cinéma.
LES SUPPLÉMENTS :
"KINUYO TANAKA, UNE FEMME DONT ON PARLE" (2022 – Couleurs et N&B – 52 mn)
Un film réalisé par Pascal-Alex Vincent
6 PRÉFACES
Lili Hinstin, programmatrice au festival de la Villa Médicis, présente l’œuvre de Kinuyo Tanaka cinéaste.
6 FILMS VUS PAR…
Yola Le Caïnec, chercheuse en histoire du cinéma
NOTES SUR "MATERNITÉ ÉTERNELLE" (11 mn)
Par Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université Meiji Gakuin de Tokyo.
4 BANDES-ANNONCES ORIGINALES
BANDE-ANNONCE DE LA RÉTROSPECTIVE KINUYO TANAKA