Depuis 2016 nous n’avions plus de nouvelle d’Ulrich Seidl. Nous savions qu’il tournait une fiction, Rimini, dont il est question ici, mais le film tardait à nous parvenir. Nous savions aussi que Rimini allait être accompagné d’un autre film à venir (Sparta) et que ces deux opus constitueraient un diptyque sur l’impossibilité de s’épanouir et du sentiment de solitude qui en résulte. C’est tout. C’est grâce la présentation du film à la Berlinale en février 2022 que Seidl s’est finalement rappelé à notre bon souvenir même si le film, une habitude pour Seidl, a une nouvelle fois décontenancé et partagé la critique internationale.
D’abord, sans doute est-il judicieux de définir quelques éléments qui renseignent sur le travail cinématographique d’Ulrich Seidl. Le metteur en scène est coutumier d’un cinéma porté sur le réel qui affronte sans détour les vicissitudes du quotidien. Nous conviendrons que sur ce terrain, il y a beaucoup à faire. Mais le cinéma de Seidl ne se contente pas que de cela. Il traque, il guette avec patience (usage récurrent du plan-séquence) le moindre signe d’humanité dissimulé par la froideur ou la monstruosité affichées par ses personnages qui adoptent des comportements en apparence dénués d’attention envers autrui.
Rimini, le titre de son nouveau film, est associé immédiatement à la station balnéaire de la côte adriatique. La ville revisitée par Seidl est très loin des images de cartes postales que nous imaginons. Qui connaît Seidl saura que le glamour ne sera pas au rendez-vous. L’horizon plastique du film est urbain et composé d’immeubles sans âme qui bétonnent le bord de mer sans aucune logique si ce n’est celle qui vise à rentabiliser au maximum le littoral. À Rimini tout est marchandise. En hiver, il ne reste à vendre que les individus qui sont encore là, des fantômes perdus dans la brume. C’est le cas de Richie Bravo, ancienne gloire de la musique autrichienne (c’est à voir quand même), qui arpente la ville, le plus souvent pour circuler entre sa maison, les halls, salons ou chambres d’hôtels aseptisés ou de minables salles de jeux.
Richie Bravo passe sa vie ainsi, accompagné par la lourdeur d’une solitude envahissante qui définit l’essentiel de son existence. Il erre sans but apparent dans un univers apocalyptique. Et puis, parfois, Richie Bravo dispense ses chansons dégoulinantes de sentiments fades devant des assemblées de touristes autrichiens venus là pour tuer l’ennui qui hante leur vie. La misère sous toutes ses formes s’étale alors dans les salons d’hôtels vides : misère affective, misère sociale, misère morale, misère intellectuelle. Et toutes se confondent. Richie Bravo traîne sa carcasse dans une ville désincarnée car il doit trouver les moyens de subsister. Alors Richie monnaye ce qu’il peut pour se persuader qu’il est encore en vie : sa voix, son corps, son image, sa maison et peut-être même son âme.
Seidl laisse du temps à son personnage pour lui permettre, qui sait, de laisser resurgir ce qui lui reste d’humanité. Les plans-séquences, figures principales de l’œuvre de Seidl, octroient un sursis à Richie pour qu’il échappe à sa condition. C’est peine perdue, on le comprend très vite. Les images parlent. Les conditions climatiques font obstruction à une possible fuite, à un quelconque espoir. Le brouillard, la pluie et même la neige interviennent dans le processus de destruction mis en place par un système sociétal mondialisé qui ne cherche désormais même plus se préoccuper des êtres broyés par l’existence. Alors, qu’ils échouent à Rimini ou ailleurs, peu importe finalement.
Triste ? Oui. Mais c’est là que Seidl surprend. Car la description de l’atmosphère qui conditionne la trame aurait pu entraîner le film sur le territoire du sordide. Or le schéma de mise en scène adopté par Seidl (transposition de procédés documentaires dans le fictionnel), s’il est frontal et sans concession, n’en demeure pas moins ironique et même teinté de compassion.
Alors comment exister ? Une des solutions apportées avec un cynisme déconcertant par le fonctionnement sociétal observé consiste à exploiter l’autre pour servir sa propre ambition. La tentation est alors grande de considérer l’autre comme une marchandise ou comme l’objet d’une transaction. Les occasions ne manquent jamais. Chez Seidl, scrutateur attentif des moindres maux, il est toujours possible de trouver pire que soi (ici des migrants condamnés à attendre dans le froid on ne sait trop quoi ou encore les touristes autrichiennes). Les personnages de Seidl, ici Richie Bravo en est un parfait exemple, sont assujettis à des forces (politiques, familiales et/ou sociales) qui les dépassent. Et les circonstances de leur existence leur offrent toujours, telles que décrites par le cinéaste, la possibilité de passer du statut de victime à celui de bourreau.
Les situations proposées à Richie Bravo lui donnent aussi, en réalité, et peut-être surtout, la possibilité de se soustraire à la noirceur du monde et d’embrasser une attitude enfin convenable. Montrer la laideur, la monstruosité ambiante est en réalité le terme principal de l’acte cathartique que représente le cinéma aux yeux du cinéaste. Et, au-delà de son personnage central, il est également question d’interroger le spectateur, de lui permettre de se positionner moralement vis-à-vis de ce que le film peint. Les plans moyens qui extirpent Richie du climat qui pèse sur la ville visent autant à distinguer le personnage du reste du monde qu’à lui laisser une chance d’adopter une attitude décente. Tout est affaire de choix, nous dit Seidl.
Tout dans la mise en scène est construit afin d’accorder au spectateur le droit d’examiner les contours de la personnalité de Richie. En extrapolant, il serait même possible d’envisager certains choix de mise en scène comme la volonté d’élaborer un personnage qui pourrait s’enrichir de toutes les spéculations formulées par les spectateurs. La rigueur des cadres, l’atténuation des chromatiques, le jeu du comédien, tout contribue à multiplier les hypothèses. Ainsi la fable que le film nous raconte se construit en partie grâce à l’imaginaire de chaque spectateur. Cependant, ne nous y trompons pas, peu importe le chemin emprunté, la finalité de la morale sera universelle et imparable. Tous les chemins mènent à Rimini et non à Rome. Un bout du monde qui en vaut désormais d’autres. Et après ? Ne reste plus que la mer et son immensité qui philosophiquement constitue autant une fin qu’un commencement.
D’ailleurs, Seidl ne filme pas la mer, il ne filme pas la finitude. Preuve que le cinéaste espère que des options inexplorées existent ne serait-ce que pour se donner le droit de croire qu’il est possible de se soustraire à ce qui nous est présenté comme l’inéluctabilité de la marche du monde.
Ce que filme Seidl avec ses plans moyens, ses plans-séquences, ses plans fixes ou ses travellings, c’est donc aussi une forme de résistance. Car les dynamiques induites par les déplacements (machinerie, trajectoires de Richie dans le cadre) traduisent les souffrances intérieures. La matérialité du temps palpable grâce à la nature des procédés soulignée par les plans-séquences modifie notre perception des actes. Ainsi, les gesticulations, les déambulations en apparence inutiles de Richie peuvent être vues et lues comme l’expression contraire d’une résignation.
Le mouvement pour Seidl est la manifestation d’une lutte. Il s’agit de ne pas céder. Il s’agit de s’extirper du malaise et de la stagnation qui emprisonnent Richie. Se prouver qu’on existe, c’est aussi décider de faire usage de son corps comme bon lui semble. Richie le vend, il le loue, il l’exploite, il s’en sert comme monnaie d’échange puis comme un outil pour soumettre autrui. Mais c’est un choix qui n’appartient qu’au personnage.
C’est d’ailleurs par le corps que Richie cède à une certaine facilité. Lorsque l’espoir renaît, lorsqu’un événement miraculeux se produit et que Richie pourrait enfin sortir la tête de l’eau (apparition de sa fille Tessa devenue adulte) le piège se referme. Le sentiment tue la raison. Sa fille n’est pas en attente d’affection paternelle, elle est là pour de l’argent. Alors Richie en cherche plus que pour survivre, pour Tessa. Richie entrevoit, à l’idée d’aider sa fille, une possible rédemption. Mais sa condition ne lui permet jamais de se débarrasser du rôle qu’il a choisi d’endosser. Richie redevient un animal qui ne pense qu’à sa survie ou à celle de ses proches. Alors le corps de Richie, chargé de considérations existentialistes (je baise donc je suis) et vendu jusque-là aux touristes résolues à payer pour combler une sexualité en friche, se charge de nouvelles caractéristiques. Le corps du chanteur devient objet de chantage et de manipulation.
Si le film peut se lire comme une démonstration de l’immoralité générée par un système mondialiste qui s’applique à détruire les individus en les dépossédant de toute once d’humanité, il n’en reste pas moins que le regard de Seidl sur le monde se nourrit d’espoir. La fonctionnalité des plans-séquences évoquée plus haut en atteste. Rimini, contre toute attente et au-delà de ce que l’image montre, se charge aussi d’attention, d’écoute. Derrière les apparences chargées d’une mécanique de la froideur, de l’humanité subsiste et il suffit peut-être d’un rien pour qu’elle refasse surface et influe sur le comportement de chacun. Peut-être que cela commence par un regard qui est celui d’un metteur en scène qui donne l’exemple.
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