Gerry et Paranoïd Park
Publié par Stéphane Charrière - 9 février 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Les éditions Blu-ray consacrées à Gus Van Sant par Carlotta Films présentent la particularité de concerner les deux films qui se situent à l’extrémité d’un travail initié en 2001 par le cinéaste avec Gerry et clôt en 2007 avec Paranoïd Park. Deux films qui, à distance, communiquent comme ils entrent en interaction avec Elephant (2003) et Last Days (2005). Gerry est le point de départ d’un cheminement réflexif qui conduira le cinéaste à composer une trilogie avec Elephant et Last Days. Un tout, un bloc de trois films qui se répondent par le principe d’irrésolution qui va irriguer les tissus narratifs de chacun. Et puis Paranoïd Park, un film qui apparaît comme un contrepoint aux trois autres afin de proposer une réflexion sur la socialisation du monde adolescent au contact des réalités nord-américaines.
Commençons par Gerry, film qui repose sur un récit au contenu réduit à son minimum. Le film se fonde sur un principe narratif qui se résume à une histoire qui n’en est pas une (deux jeunes Américains marchent et se perdent dans le désert) afin de déplacer l’essentiel du propos sur la mise en scène.
La mise en scène travaille d’abord quelques principes cinématographiques fondamentaux aux États-Unis et notamment le rapport qui existe entre l’humain et l’espace. Revisiter les principes cosmogoniques traditionnels chers au Western, par exemple, agit sur notre interprétation des images. Car le Western est un genre basé avant tout sur une aventure humaine définie par le désir de conquérir un espace nouveau, envoûtant et inquiétant, le territoire nord-américain. Le paysage américain a pu ainsi, au cinéma mais aussi en littérature, être considéré comme un espace de représentation mais il fut aussi et avant tout un espace idéalisé car une nation y a puisé sa quintessence pour naître. Le paysage nord-américain s’inscrit donc en toile de fond d’une nation qui a su construire une histoire (écrite, peinte et filmée) qui emprunte autant aux mythes qu’à la réalité et qui a fourni l’essentiel d’une identité civilisationnelle aux individus qui se sont appropriés le territoire en question. Mais, par principe, l’homme avait besoin, pour se fondre dans le paysage, et donc le conquérir, de s’acclimater à de nouvelles réalités spatiales ou de les adapter à ses besoins. Ici, dans Gerry, c’est le phénomène inverse qui est à l’œuvre. Il est question de réduire les questions cosmogoniques (peu importe la nature du paysage traversé par les deux adolescents) à une échelle humaine pour formuler des interrogations plus abstraites qui relèvent de questions existentialistes et ainsi inviter le spectateur à penser le film en fonction d’une approche intime. Il ne s’agit plus de suivre les trajectoires initiatiques de personnages qui ont à affronter des épreuves pour évoluer vers de nouvelles strates identitaires ; il est question, avec Gerry, d’effectuer, conjointement aux protagonistes, un voyage introspectif.
Dans Gerry, il n’y a pas deux personnages distincts prénommés tous deux Gerry mais finalement un seul. Une figure du double ? Plutôt un autre soi. L’autre, ici, n’est pas un reflet mais le réceptacle de la perte de soi à laquelle renvoient la déambulation initiale en voiture puis la marche forcée et enfin la perte de repère dans le désert qui équivaut dans ce cas précis à une disparition de l’être ou plutôt à une dissolution de l’être dans l’espace. Cette question de l’autre se démultiplie puisqu’elle déborde sur les autres films de la trilogie. Il en va ainsi avec le Tee-shirt arboré par Casey Affleck dans Gerry que nous reverrons dans le jeu vidéo auquel joue l’un des futurs tueurs d’Elephant. Le personnage du jeu n’apparaît alors pas comme l’avatar singulier d’un personnage quelconque d’Elephant mais comme l’incarnation de tout le monde, de n’importe qui donc de personne.
Les déambulations liminaires (voiture) et suivantes (traversée pédestre de l’espace) s’inscrivent dans une progression qui n’est pas sans rappeler un autre film qui soulevait aussi quelques questions existentialistes, Shining de Stanley Kubrick. À distance respectable, Gerry réinterprète le principe des errances labyrinthiques du fils et du père et leur agencement tels qu’elles apparaissent dans le découpage du film de Stanley Kubrick. D’abord le déplacement routier d’un véhicule observé de haut (il en va d’ailleurs de même dès l’ouverture d’Elephant) puis la mise en relation des personnages avec les espaces à investiguer et enfin l’expérience physique et psychique du labyrinthe qui constitue l’essentiel des deux films (des quatre si nous prenons en compte Elephant et Last Days). Car peu importe la forme du labyrinthe. L’hôtel de Shining, le désert dans Gerry, les couloirs d’un lycée dans Elephant ou les sentiers d’une propriété perdue dans les bois dans Last Days, tous ces lieux ont la même fonction. Les espaces décrits ci-dessus revêtent tous une dimension cosmogonique puisqu’ils permettent le télescopage du singulier avec l’universel et de l’individu avec le collectif. De plus, l’espace labyrinthique est le support d’une médiation entre l’intime et le monde. Naît alors un sentiment mélancolique qui irrigue tout le film car à aucun moment la mise en scène ne semble autoriser les personnages à envisager de possibles harmoniques avec l’univers ou ne serait-ce qu’avec cet autre Gerry.
Les plans d’ensemble qui noient les personnages dans un décor plus grand que tout, l’omniprésence du ciel, les dérèglements temporels produits par de soudaines accélérations du défilement de l’image, tout incite à penser que rien n’y fera, que tout sera perdu et que rien ne sera trouvé. Lucide et effroyable constat.
Paranoïd Park, s’il aboutit presque aux mêmes conclusions, complète la trilogie en assumant son rôle de contrepoint ou d’élément de dialectique. Le film est une adaptation du roman éponyme écrit par Blake Nelson qui s’ouvre sur une citation de Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski. Dans celle-ci, il est fait mention d’une affliction qui touche un personnage. Le terme est à considérer selon les deux définitions qui lui sont généralement associées. D’abord celle qui traduit une douleur profonde et durable provoquée par un événement dramatique. À cela, il ne faudrait surtout pas occulter l’aspect métaphysique qui peut également s’affilier au terme lorsque l’affliction décrit la douleur déclenchée par une épreuve envoyée par Dieu aux mortels. Un possible regard omniscient encore ? C’est à voir.
Plus sûrement, Paranoïd Park rejoindra les films qui composent la trilogie qui le précède en mélangeant différentes textures d’images afin de rendre compte d’une instabilité intérieure causée par une plongée soudaine et forcée dans un monde teinté d’inquiétudes générées par une brutale prise de conscience de soi et de la portée de ses actes.
Paranoïd Park reprendra à son compte quelques figures de style utilisées depuis Gerry : travellings avant sur le dos des personnages qui marchent devant la caméra, accélérés ou ralentis, déstructuration de la linéarité temporelle, le monde adolescent, présence du labyrinthe, etc. Si certains de ces éléments stylistiques, narratifs, thématiques et/ou formels se chargent d’un sens commun aux quatre films que constituent Gerry, Elephant, Last Days et Paranoïd Park, d’autres diffèrent. Les travellings avant ont d’ordinaire pour fonction de nous permettre d’entrer dans une réalité et une temporalité filmique singulière qui s’indexe sur le ressenti de personnages qui se répondent à travers le temps, l’espace et les séquences qui composent un film. Ce sera le cas bien évidemment ici mais en plus ils invitent, par évocation kubrickienne, à repenser les espaces selon les règles spatiales d’un labyrinthe qui retranscrit en écho à chacun des films une fragmentation des structures identitaires associées aux personnages de chaque œuvre. Peu importe le film, de Gerry à Paranoïd Park, les protagonistes seront toujours en proie à un démantèlement de soi et à un morcellement de la personnalité.
Mais il faut considérer, selon nous, Paranoïd Park différemment. Car le film joue avec d’apparentes similitudes formelles, stylistiques ou narratives avec les trois œuvres de la trilogie pour mieux servir la dialectique qu’il introduit pour contredire l’idée simplificatrice qui tendrait à faire de Paranoïd Park une synthèse des trois films précédents. Nous préférons estimer Paranoïd Park comme un élément central d’une maïeutique qui aurait finalement plutôt tendance à éclairer le débat philosophique qui irrigue la trilogie.
Gerry, Elephant et Last Days se déployaient de manière chaotique, certes, mais les trois films répondaient à une logique convergente, la mort contre nature d’adolescents ou de jeunes adultes. Paranoïd Park ne répond pas exactement à ce principe. Le film est un puzzle dont les pièces s’exposent selon la lecture, la compréhension et la mesure de la portée dans la réalité d’actes perpétrés par un adolescent.
Le film et les différentes images qui le composent nous arrivent par Alex (Gabe Nevins) et pour Alex, qui est le personnage principal de Paranoïd Park. Le processus de structuration filmique rejoint ici l’idée de repli sur soi qui émanait de la trilogie qui précède. De ce point de vue, les images filmées sur différents supports (35mm, Super 8 ou en vidéo) traduisent la volonté improbable d’Alex de s’accorder avec le monde dont il perçoit mal les contours, ce qui explique son incapacité à rédiger la lettre qu’il tente d’écrire, acte cathartique s’il en est, et qui pourrait lui permettre enfin de comprendre le monde et de pouvoir s’accorder avec une réalité.
Puisque le film s’indexe sur le personnage d’Alex et sur sa perception du monde, il n’est alors pas surprenant de noter différentes formes d’imperfections volontaires. Plus précisément, Paranoïd Park se nourrit d’altérations qui se rapportent au montage, aux sons et aux différentes temporalités qui cohabitent parfois dans l’image. Les aberrations formelles ou narratives que nous évoquons agissent comme un lapsus. Ce sont autant de principes convoqués par la rédaction chaotique de la lettre d’Alex que le sentiment de culpabilité qui habite le jeune homme de manière latente. Van Sant use d’autres procédés pour alerter le spectateur sur l’incapacité d’Alex à habiter dans un monde réel objectif : les mêmes scènes seront filmées parfois sous différents angles et montées selon des vitesses de défilement différentes. Tout indique qu’Alex ne s’accorde jamais avec le temps universel et qu’il évolue dans un espace intérieur parallèle au monde. On notera alors les convocations d’univers filmiques précis qui viennent confirmer cette tendance. Citons à titre d’exemple l’utilisation de la partition de Juliette des esprits de Federico Fellini, film dans lequel Juliette s’invente un monde qui combine à la réalité objective l’imaginaire de son personnage.
Et c’est bien sur ce point que Paranoïd Park soulève quelques questions que les films de la trilogie évoquaient vaguement sans jamais les aborder frontalement. Comment s’inscrire dans une réalité extérieure à sa propre conscience ? Qu’est-ce que le réel ? Cette dernière question peut sembler naïve et pourtant. La dichotomie entre Alex et la réalité objective est tellement conséquente qu’elle souligne une fracture qui illustre la segmentation du tissu social américain. Ce qui appartient au collectif relève d’une sorte d’irréalité aux yeux d’Alex dans la mesure où aucun point de concordance ne semble relier les préoccupations adolescentes à ce qui fait sens aux yeux de la communauté.
Ce qui change et contraint Alex à tenter de se raccorder au monde, c’est le surgissement d’un acte extrême, la mort d’un veilleur de nuit. Cette matérialisation du réel apparaît sous la forme d’images TV qui absorbent soudainement la pensée d’Alex. Celui-ci rejoint alors un monde qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas. Si l’image TV reflète alors une certaine conception du réel, les images qui accompagnent les commentaires sur la mort du vigile jouent pleinement leur rôle puisqu’elles invitent ce qu’elles reflètent à devenir réflexion chez celui qui a toujours été étranger à ces préoccupations y compris nous spectateurs.
Crédit photographique :
Gerry : © 2001 MY CACTUS INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
Paranoid Park : © 2007 MK2. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
SUPPLÉMENTS :
Gerry :
. SUR LES TRACES DE GERRY (15 mn)
. SALTLAKE VAN SANT (14 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
. BANDE-ANNONCE 2022 (HD)
Paranoïd Park
. PRÉFACE DE LUC LAGIER
. DANS LE LABYRINTHE (23 mn)
. MAKING PARANOID PARK (26 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE