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Binka Jeliazkova : éclat(s) d'une cinéaste révoltée

Publié par - 8 mars 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

L’une des motivations premières de la critique ou de la cinéphilie au sens large du terme reste la découverte de nouveaux talents ou la révélation d’œuvres méconnues. Ainsi, grâce à l’action de différents festivals de cinéma ou à la passion qui guide quelques distributeurs éclairés, nous parviennent, par-delà le temps et les contingences historiques, des films que nous n’attendions pas et qui pourtant emportent une adhésion immédiate. Nous pouvons nous enorgueillir en France de pouvoir compter sur le regard averti de quelques distributeurs qui effectuent un travail aussi utile qu’essentiel. Parmi ces distributeurs aux goûts sûrs et au regard averti, Malavida occupe une place qui nous est chère. Inlassablement les membres de son équipe défrichent, visionnent, dénichent, exhument avec une motivation et un plaisir sans égal des œuvres injustement délaissées par une mémoire cinéphilique qui, comme toute mémoire, est souvent trop courte.

Dernièrement, nous devons à Malavida la sortie en salle de La passagère d’Andrezj Munk que nous n’avons malheureusement pas eu le temps d’approcher ici. En ce début de mois de mars, l’opiniâtreté du distributeur se vérifie encore avec la sortie de deux films (deux autres sortiront un peu plus tard dans l’année) d’une cinéaste bulgare, Binka Zhelyazkova, qui eut les honneurs d’une programmation de quatre films au Festival de cinéma de La Rochelle en 2022.

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Nous étions jeunes © Malavida / Filmautor

Avouons que les heureux curieux qui assisteront aux séances des films de Binka Zhelyazkova découvriront une œuvre qui a sans doute souffert des origines bulgares de son autrice. Nous ne voyons guère d’autre argument pour expliquer comment et pourquoi les films de Binka Zhelyazkova sont tombés dans l’oubli. Les deux premiers films proposés en ce début du mois de mars, Nous étions jeunes (1961) et Le ballon attaché (1967), respectivement le second et le troisième de la filmographie de la cinéaste, étonnent immédiatement.

La découverte chronologique des deux films surprend par l’audace formelle qui œuvre pourtant dans des schémas filmiques observés en d’autres temps dans des filmographies plus connues en France. Nous étions jeunes, par exemple, arpentent les territoires d’un réalisme sombre qui pourtant est illuminé d’une foi indéfectible dans le pouvoir de régénérescence, d’adaptabilité, d’insouciance qui permet à l’humain de s’affranchir des limites de sa condition. La réalité à laquelle se confrontent Dimo (Dimitar Buynozov) et Veska (Rumyana Karabelova) n’a rien d’enthousiasmant et n’invite a priori pas à la rêverie. L’action se déroule en 1941 à Sofia en Bulgarie. Dimo et Veska se rencontrent lorsqu’ils rejoignent la ligue de la jeunesse ouvrière pour former un groupe de résistants qui se constitue pour lutter contre l’occupant Nazi. Malgré les impératifs dictés par les missions que le groupe se fixe, Dimo et Veska ne peuvent réprimer les sentiments qu’ils éprouvent mutuellement.

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Nous étions jeunes © Malavida / Filmautor

La fin de l’innocence arpentée ici est multiple : naissance des sentiments, considération des intérêts collectifs, sens du devoir... Mais si la conscience politique contraint les êtres à faire abstraction des jeux amoureux auxquels l’âge des protagonistes les convie, le désir de vivre et le besoin d’aimer, de croire et de penser sont plus forts. Si les situations narratives exposées se structurent autour de péripéties astreignantes (l’action au service des autres prime sur le reste), Dimo et Veska ne peuvent contrôler les sentiments qui les habitent.

Ceux-ci s’expriment essentiellement par la mise en scène qui ose des figures qui pourraient paraître inappropriées en certaines situations. Il n’en est rien, c’est dire la maîtrise. Jamais la continuité thématique ou la fluidité du récit ne souffrent des audaces formelles de Binka Zhelyazkova. Les incessantes et improbables correspondances qui existent entre l’insouciance d’un âge qui s’ouvre aux sentiments et le sombre contexte qui autorise malgré tout l’éclosion de l’amour se manifestent par un travail sur le rapport ombre/lumière. Des lumières perdues dans la nuit se rejoignent et se superposent, des lumières se perdent dans les ténèbres… Et puis le découpage qui dit à force d’accélérations (montage rapide) ou au contraire de ralentissements (plan séquence) les fluctuations qui accompagnent l’évolution des sentiments qui étreignent Dimo et Veska.

Nous étions jeunes est également servi par une sincérité idéologique et artistique qui s’incarne à travers le très beau personnage de la jeune fille handicapée, Tzveta (Lyudmila Cheshmedzhieva), qui, munie d’un appareil photo, observe le monde et tente d’en transcender les limites assujetties au réel. Les ombres, les lumières, le regard, la photo, la révélation, autant de phénomènes présents dans les tissus narratifs et formels qui incitent à penser que Nous étions jeunes est, au-delà de la retranscription d’un engagement idéologique de la cinéaste, une œuvre aux intentions ambitieuses au premier rang desquelles figure un véritable questionnement sur l’art cinématographique.

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Nous étions jeunes © Malavida / Filmautor

C’est ce que tend à confirmer Le Ballon attaché (1967), le second film de Binka Zhelyazkova à l’affiche ce 8 mars. Le film aux allures de fable possède tous les ingrédients nécessaires pour parcourir l’étendue des possibilités métaphoriques qui habitent le cinéma. Les paysans qui peuplent un village retiré sont soudainement attirés par l’apparition d’un ballon volant qui ressemble à s’y méprendre à une fusée ou… à un poisson… à moins que ce ne soit encore autre chose. D’abord apeurés, les paysans associent en premier lieu le ballon à une menace divine. Puis les paysans transforment rapidement leurs craintes en spéculations diverses qui prêtent au ballon des qualités qui relèvent autant du fantasme que de la possibilité concrète de changer le cours de leur existence. Les paysans projettent de capturer le ballon mais ce dernier s’envole au gré d'on ne sait trop quelle motivation. Alors, pour s’en emparer, il faut le suivre et quitter le village.

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Le Ballon attaché © Malavida / Filmautor

Hors du temps, Le Ballon attaché adopte des tonalités qui sont associées traditionnellement aux récits picaresques ou au réalisme magique. Car le ballon est une apparition abstraite aussi incongrue que les souvenirs de René Magritte qui ont conditionné une personnalité marquée par la présence de l’extraordinaire dans le trivial (on pense à l’accident d’un ballon de navigation venu s’échouer sur le toit d’une maison voisine et qui en a redessiné les lignes architecturales). L’incompréhension qui suit l’apparition du ballon dans le ciel de la campagne bulgare agit comme l’insertion dans le récit d’un élément qui vient contredire la normalité du quotidien pour mettre en éveil l’esprit des paysans afin les conduire sur les chemins de la pensée et des interrogations. Le ballon est une figure dialectique qui rappelle à chacune de ses apparitions les tiraillements (la peur et le désir) qui hantent l’esprit des paysans mais il est aussi une ouverture sur le possible.

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Le Ballon attaché © Malavida / Filmautor

Pour qu’elle soit totale, l’expérience initiatique que la poursuite du ballon promet se doit d’être éprouvée autant physiquement que psychiquement. Commence alors un périple constitué d’épreuves à surmonter. Se présentent des obstacles évidents : une forêt, une figure du double, l’inconnu, des plaines désertiques… Au sein du groupe, la condition humaine s’individualise. Chacun réagit en fonction de sa personnalité et de ses origines familiales. Le ballon est donc aussi un révélateur. Il révèle les disparités qui, lorsque l’individu sait les domestiquer, les surmonter et en faire abstraction, nourrit et enrichit le collectif. Car il faut avoir conscience des différences avec autrui pour que ces discordances se métamorphosent en concordances entre les individus.

Reste à découvrir si l’exercice sera profitable ou pas. Une chose est certaine cependant, il le sera pour les spectateurs bien inspirés de s’être adonnés aux plaisirs de la découverte en se laissant entraîner dans l’univers singulier de Binka Zhelyazkova. Vivement la suite !

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Le Ballon attaché © Malavida / Filmautor

Crédit image : © Malavida / Filmautor

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