Mon pays imaginaire
Publié par Stéphane Charrière - 16 mai 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Peu d’entre nous le savent, loi de proximité oblige, mais en 2019, alors que grondait une contestation populaire teintée de jaune en France, une vague de manifestations submergeait le Chili. Plus durable dans le temps que l’action des « Gilets jaunes », celle-ci a abouti à une refonte des institutions chiliennes à commencer par la constitution du pays. Un cinéaste déjà rompu à la pratique de l’enregistrement des soubresauts de l’histoire, Patricio Guzmán, s’il rate les premières manifestations, rejoint la rue et filme. Mon pays imaginaire, le film, naît au fil des jours, à force de rencontres, d’interrogations et de captations.
Cinquante ans auparavant, Patricio Guzmán avait réalisé La Bataille du Chili (1975), film qui retrace la tentative d’instauration pacifique d’un état socialiste avec à sa tête Salvador Allende. Le film, une véritable fresque en trois parties, retrace les événements qui conduisent de l’espoir au coup d’état militaire de 1973. Cette évocation d’un travail filmique âgé de cinquante ans n’est pas anodine. Car la question du temps est au centre du projet du cinéaste. D’ailleurs ce dernier, en voix off, au début du film, n’hésite pas à le dire. Son ami Chris Marker lui avait expliqué comment procéder : « Lorsque tu veux filmer un incendie, il faut être à l’endroit où surgit la première flamme. »
Or, Guzmán n’est pas présent au début des manifestations d’octobre 2019. Il n’a donc pas filmé la première flamme. Il arrive un an après. La lutte continue, se répand et les affrontements avec la police sont de plus en plus violents, d’une intensité qui rappelle ce qui a suivi le coup d’état de 1973. Le cinéaste tente ici une improbable concordance des temps qui, pourtant, fonctionne. Il mélange images fixes et images filmées par des tiers, images d’archives, images prises sur le vif, des entretiens. La mosaïque d’images obtenue abolit les espaces (temps et topographiques). Guzmán continue de filmer l’histoire du Chili et compose de troublantes correspondances.
Guzmán ne peut s’empêcher d’enregistrer des images qui le transportent 50 ans en arrière, comme il le dira systématiquement dans chaque entretien. Tout lui rappelle ce qu’il a déjà vécu : les idées émises par la jeunesse, par les femmes, les chansons de Victor Jara reprises par une foule revendicative et festive avant que n’agissent la police ou l’armée. Guzmán constate, son film en atteste, que la jeunesse chilienne d’aujourd’hui s’inscrit dans le prolongement historique et idéologique de la jeunesse d’hier.
Le cinéaste se met alors en quête de comprendre comment la hausse du prix d’un billet de transport a permis la résurgence d’idées, de désirs, de besoins qui en évoquent d’autres à 50 ans de distance. Des étudiants défient l’ordre public en enjambant les tourniquets de validation des titres de transport et les insatisfactions qui s’expriment alors se nourrissent d’un ressentiment général. Alors Guzmán a l’impression que l’histoire se répète. L’espoir, les espoirs (une assemblée constituante, une nouvelle constitution, un référendum, un nouveau président de gauche…) racontent aussi une histoire qui se déroule en d’autres temps, en 1970, avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition des partis de gauche (Unité populaire) et à sa tête Salvador Allende.
Et puis il s’agit également de filmer l’appel de la nouveauté, de nouvelles perspectives souhaitées par un pays dans sa grande majorité. Le désir de changements qui agite la société chilienne rejoint finalement le dispositif du film. Mon pays imaginaire est un film qui ne prévoit rien, qui ne spécule pas. Le film est une suite d’enregistrements qui restituent les palpitations inattendues de la société chilienne sans pour autant prédire de quoi sera fait demain. Ce qui rejoint le principe qui régit tout film documentaire, l’imprévisible. Pour Guzmán, c’est une émulation.
Mais il y a aussi chez le cinéaste la volonté d’habiter de manière réflexive l’inattendu promis par le champ documentaire. Les manifestations s’inscrivent dans une durée qui lui permet d’effectuer des repérages, de trouver les angles les plus expressifs pour filmer les regroupements d’individus, pour entrer en contact avec différentes manifestantes (il a fait le choix d’interviewer exclusivement des femmes car leur condition est au cœur des revendications) et pour se laisser imprégner par les différentes caractéristiques du mouvement insurrectionnel.
La boucle esthétique et thématique constituée par l’assemblage d’images d’archives au début et à la fin du film reprend à son compte la question de la répétitivité. Mais si la boucle se referme, l’histoire, elle, se poursuit. Mon pays imaginaire, titre ô combien évocateur, n’est pourtant pas terminé. Nous pouvons bien raconter la fin de ce film, il ne constitue en rien un point final à l’histoire qui continue de s’écrire à partir d’espoirs et d’idéaux qui font rêver une majorité de Chiliens. Souhaitons-leur, surtout, de ne jamais voir leurs aspirations se teinter brutalement d’une désillusion similaire à celle de 1973.
Crédit images : Copyright Pyramide Distribution
Suppléments :
« Place Baquedano » (15’)
« L’Assemblée constituante » (13’)
Court métrage : « Mi país imaginario » (15’)