C’est l’histoire d’un tueur à gages au professionnalisme irréprochable. L’homme est enfermé dans des schémas, des protocoles qu’il se plaît à éprouver par des prises de risques qu’il imagine contrôler. L’homme semble infaillible jusqu’au jour où un grain de sable vient perturber sa mécanique de tueur. Le grain de sable, c’est une femme. Elle sera donc fatale. Le film pourrait être américain, un Film Noir par exemple, mais il n’en est rien, le film est français. C’est Le Samouraï de Jean-Pierre Melville.
Tourné et sorti en 1967, Le Samouraï n’est pas la première transposition d’un univers noir emprunté au cinéma américain dans le travail de Melville. Le Film Noir a régulièrement imprégné de ses codes et de son empreinte l’œuvre du cinéaste comme en attestent Bob le Flambeur (1955), Deux hommes dans Manhattan (1958), Le Doulos (1962), L’aîné des Ferchaux (1963), Le deuxième souffle (1966) ou encore Le cercle rouge (1970). Revoir Le Samouraï aujourd’hui, c’est prendre conscience de l’influence, ou simplement de la vérifier, d’une iconographie filmique américaine dans la conception cinématographique en général. Aspect d’autant plus vérifiable que Melville et ses films ont eux aussi une descendance qui se vérifiera notamment en Asie (Tsui Hark, John Woo ou plus directement encore avec Johnnie To qui, en 2009, réalisera Vengeance, un film qui aura pour personnage central un ancien tueur occidental nommé Jef Costello).
En revoyant le film aujourd’hui, d’autres parentés cinématographiques nous viennent à l’esprit. Le très long plan-séquence qui ouvre Le Samouraï nous invite aussi à envisager des correspondances thématiques, esthétiques et formelles avec L’ombre d’un doute (1943) d’Alfred Hitchcock. Les deux films s’ouvrent sur des séquences similaires (même si dans L’ombre d’un doute une courte séquence introductive précède celle où nous découvrons le personnage principal). Dans les deux films, un homme, un tueur, est allongé sur son lit et regarde lascivement le plafond de sa chambre en attendant que le temps de l’action soit venu. Par analogie, des motifs récurrents aux deux films renseignent sur le personnage de Jef Costello (Alain Delon) dans le film de Melville. À commencer par la chambre des deux personnages, guère reluisante à chaque fois. Dans Le Samouraï, le logement du tueur se situe dans l’immeuble d’un quartier populaire de Paris. Costello fume, regarde des ombres danser sur le plafond et écoute le chant d’un oiseau enfermé dans une cage.
Le générique défile et, à la fin de celui-ci, après la célèbre phrase de Melville (« Il n’y a pas de plus grande solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle… Peut-être… »), une musique retentit et la caméra effectue plusieurs mouvements successifs (travellings et zooms) qui redimensionnent l’espace de la chambre. À la manière des travellings compensés (appelés aussi Effets Vertigo en raison de leur apparition dans le cinéma à l’occasion du film d’Hitchcock en 1957), la nature spatiale de la chambre de Costello se transforme pour ne plus être un espace réaliste mais un espace représentatif de l’intériorité du personnage. Nous ne voyons plus une chambre, nous voyons une figuration du ressenti de Costello, nous ne voyons pas ce qu’il voit, nous voyons ce qu’il ressent quand il regarde son plafond.
Les reflets sur le plafond convoquent aussi, pour compléter cette hypothèse, un élément constitutif des multiples procédés qui ont abouti à l’invention du cinématographe. Les ombres ou les reflets qui « dansent » sur le plafond/écran de la chambre de Costello répondent à une logique connue. Ce sont des images d’objets fortement éclairés qui pénètrent dans l’espace obscur de la chambre de Costello par des trous (les fenêtres qui donnent sur la rue). Le principe de fonctionnement est le même que celui d’une chambre noire, premier dispositif de captation et de restitution d’une image, animée ou non, d’un objet.
Nous sommes donc à l’origine d’un monde cinématographique replié sur lui-même et à l’origine d’une fiction qui démarre, Le Samouraï. Le plan synthétise deux ascendances qui se confondent, celle du cinéma et celle du film de Melville. À ce titre, plusieurs images composent le plan : celles qui se reflètent sur le plafond par un phénomène de projection (nous avons l’impression que ces images sont projetées par le personnage de Costello) et celles du film que nous observons qui réfléchissent sur leur propre nature. Les ombres qui s’animent sur le plafond retranscrivent une vision du monde, celle de Costello. Elles sont le fruit d’une représentation et d’une interprétation du réel.
Alors, si la chambre est un reflet de l’âme du personnage, la chambre traduit les contours psychiques de Costello : la chambre est décrépitude, fonctionnalité, discrétion et ne trahit rien, si ce n’est la présence de l’oiseau, des goûts, des passions ou des intérêts qui pourraient animer Costello. Comme le Charlie (Joseph Cotten) de L’ombre d’un doute d’Hitchcock, Costello n’a que faire de l’argent qu’il gagne. La considération que le personnage porte à la liasse de billets qu’il dissimule dans sa cheminée est sans équivoque, ce n’est pas l’argent qui importe.
Là encore, Le Samouraï rejoint la dramaturgie hitchcockienne. Costello n’est pas intéressé par l’argent mais par les actes, ceux dans lesquels il excelle, ceux qui consistent à tuer pour de l’argent. Que ces actes se limitent à éliminer d’autres êtres humains, que Costello s’y adonne méticuleusement et qu’il en retire la satisfaction du travail bien fait, n’a pour objet que de désigner la nature pathologique du personnage, comme Hitchcock l’avait fait pour l’oncle Charlie, le personnage interprété par Joseph Cotten dans L’ombre d’un doute.
Le mode opératoire de Costello est invariable, sans faille apparente. Il sort de chez lui après avoir enfilé son imperméable et ajusté son chapeau (accessoires empruntés au Film Noir qui, ici, constituent une armure ou un habit de scène). Costello vole ensuite un véhicule, il a un penchant pour les DS, puis se rend en banlieue chez un garagiste qui change les plaques de la voiture et lui donne des faux papiers. Enfin prêt, Costello peut alors passer à l’acte. C’est-à-dire commettre le crime pour lequel il est payé. Tout est scrupuleusement organisé, de l’alibi imaginé en plusieurs temps pour le rendre inattaquable au meurtre qui lui a été commandité.
Le côté obsessionnel et l’organisation des forfaits, dépossédés de tout affect, renvoient aussi à une extériorisation de l’intériorité maladive de Costello. Costello n’existe que dans le cérémonial qui se clôt par une exécution. Tout au long du film, la gestuelle de Costello sera suivie par la mise en scène : travellings d’accompagnement, travellings avant dans des espaces déambulatoires qui n’offrent aucune échappatoire, plans moyens, plans rapprochés, gros plans, etc. Lorsque Costello vole sa première DS au début du film, il s’installe sur le siège conducteur sitôt que le propriétaire s’éloigne de son véhicule. À proximité, des agents s’enquièrent du droit au stationnement des véhicules alentours. Costello pose délicatement un trousseau composé de nombreuses clefs sur le siège passager et, sans se presser, sachant pourtant que le propriétaire de la voiture ou les agents de police peuvent surgir à tout instant, présente les clefs une à une devant le contact mécanique jusqu’à trouver celle qui fonctionne.
La mise en scène s’attarde tout d’abord sur les mouvements du tueur avant de se concentrer sur son visage. Les plans serrés sur le visage d’Alain Delon isolent Costello du reste du monde. Les différentes positions de caméra (à l’intérieur de l’habitacle ou à l’extérieur du véhicule) participent d’un effet soustractif qui rejoint en quelques points la façon dont Scorsese filmera Travis Bickle (Robert De Niro) dans Taxi Driver. Nous assistons à une dissociation du personnage de l’espace commun. De plus, filmer en gros plans le visage de Costello est un choix qui permet au cinéaste de contracter, de résumer la dramaturgie pour définir plus en profondeur la typologie du protagoniste.
Le tour de force de Melville, et ce ne sera pas le dernier dans le film, est de contraindre le spectateur à s’identifier à un personnage qui n’a rien de très attractif au premier abord. Le spectateur devient, qu’il le veuille ou non, proche d’un personnage qui est étranger à toute forme de considération collective, à toute forme d’empathie. Seul compte le rituel, son élaboration et sa répétition.
Jean-Pierre Melville a réalisé treize films. C’est peu et beaucoup à la fois. Il suffit de consulter les titres pour mesurer le niveau qualitatif atteint par la filmographie de l’auteur. Et de constater qu’à de rares exceptions près, l’œuvre de Melville a résisté aux outrages du temps et au diktat d’une modernité auto-proclamée qui dissimule sous le masque des effets gratuits le vide qui la résume. C’est sans doute parce que l’univers de Melville, greffe étonnante et réussie d’une matérialité sociale à une poétique de l’abstraction, est atemporel qu’il invite le spectateur à entreprendre un voyage vers les confins d’une nature humaine qui, elle, change moins rapidement que les modes.
Crédit photographique © LE SAMOURAÏ – © 1967 – PATHE FILMS – EDITIONS RENE CHATEAU – FIDA CINEMATOGRAFICA – LES FILMS DU CAMELIA