Parmi les œuvres de Louis Malle qui sortent en salle lors de cette rentrée 2023, Black Moon cultive un goût certain pour des interrogations formalistes. Black Moon est une sorte de film essai qui emprunte à une iconographie surréaliste (bestiaire, collage, cadavre exquis, etc.) avec pour ambition d’élaborer une structure propice à la production de collisions visuelles qui ont pour but la mise en place d’une poétique de l’image. Principe qui s’accompagne d’un paradoxe ou d’une équation que les Surréalistes ont longtemps cherché à résoudre pour traduire picturalement leurs principes : comment produire des images qui existeraient en dehors de tout contexte rationnel ? C’est-à-dire comment fabriquer des images qui seraient un reflet de l’inconscient avant que n’interviennent les mécanismes logiques de la pensée ou du cerveau ? Black Moon est donc un film qui ne répond jamais aux attentes d’une approche filmique conditionnée par un agencement raisonné ou réfléchi des séquences. Ce que le spectateur doit admettre pour qu’une expérience de cinéma fidèle aux intentions de l’auteur puisse se dérouler, c’est d’être dérouté, c’est de ne pas pouvoir se raccrocher à un récit linéaire, c’est de se soumettre à des images qui échappent au contrôle de la raison.
Au-delà de ces considérations formelles, Black Moon, dès le début, verse dans une logique situationnelle qui n’a rien de réaliste. Le film s’ouvre sur un monde dystopique qui accueille une action qui semble dénuée de vraisemblance. Sur ce point, le principe de dystopie joue pleinement son rôle puisque le film s’inscrit ainsi dans une logique fantastique. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de convoquer une forme de surnaturel, même si cela viendra plus tard, mais d’inviter le spectateur à plonger dans un univers élaboré par un imaginaire singulier, celui de Louis Malle en l’occurrence. À ce titre, le récit, tel qu’il se présente dans les premiers plans du film, pourrait passer pour une relecture du texte carrollien qui décrit l’initiation de la jeune Alice. Une jeune femme d’apparence très jeune, Lily (Cathryn Harrison), parcourt en voiture (anomalie première au regard de l’âge supposé du personnage) un espace hostile rongé par une guerre qui oppose les femmes aux hommes. Après quelques péripéties qui contraignent Lily à abandonner son véhicule dans une forêt, la jeune femme trouve refuge dans une propriété où rien ne semble sensible aux événements extérieurs. Là, elle croise des personnages aux attitudes et aux mœurs étranges : une vieille femme (Therese Giehse), Sister Lily (Alexandra Stewart) et Brother Lily (Joe Dallesandro) puis, plus tard, une licorne. Black Moon, s’il n’est pas au sens stricte du terme une relecture ou une réinterprétation d’Alice au pays des merveilles, n’en constitue pas moins une variation.
Si Alice, chez Carroll, dans son cheminement initiatique est avant tout spectatrice de situations plus ou moins abstraites, c’est parce que la transformation de son personnage est avant tout cérébrale. Dans Black Moon, Lily est propulsée dans un espace propice (la propriété) à différentes initiations que la jeune femme éprouve psychiquement et physiquement puisque c’est elle qui convoque la mise en place des expérimentations. Autrement dit, Lily est proactive dans l’installation des événements qui architecturent le film simplement parce que l’univers filmique, le théâtre de toutes les situations, n’est ni plus ni moins que la figuration de la psyché de la jeune femme.
Phénomène qui se vérifie par le nombre de plans, plus ou moins fugaces, ou par de nombreuses positions de caméra qui soulignent la dimension subjective des images qui, toutes, s’indexent sur le point de vue de Lily et sur son niveau de compréhension ou d’interprétation des événements.
Les espaces déambulatoires de la propriété (intérieurs et extérieurs) rejoignent dans leur anarchique disposition l’imaginaire de Lily. Rien, dans la propriété, ne correspond à une ergonomie spatiale habituelle et pourtant tout communique. De nouveaux espaces se créent, d’autres disparaissent. La ferme est une matière vivante qui évolue au rythme des découvertes de Lily. Il en va de même pour le statut des personnages. Leurs actes ne sont jamais l’expression d’une logique commune mais le reflet d’une transformation interne au personnage de Lily qui se mesure dans l’évolution de ses rapports à autrui.
Si le film peut décontenancer par certains aspects le public contemporain habitué à des formes narratives plus explicites et somme toute calculées pour répondre à la mise en exergue du littéral (il y a des exceptions mais celles-ci n’affolent pas les chiffres du box-office), Black Moon vient à point nommé nous rappeler que le cinéma, parce qu’il est un art, peut et doit s’aventurer jusqu’aux confins de ses possibilités narratives ou formelles. Et c’est bien à ce type d’exploration que nous convie Louis Malle avec Black Moon.
Crédit photographique : © Malavida Gaumont