My Dinner with Andre
Publié par Stéphane Charrière - 6 septembre 2023
My Dinner with Andre, autre opus concerné par les sorties du 6 septembre 2023, s’inscrit lui aussi dans le processus créatif global qui a animé la fin de carrière de Louis Malle. Le film se construit à partir d’une unité de temps et d’une unité de lieu aisément reconnaissables. Louis Malle s’affranchit très vite d’une mise en situation qui pose les enjeux du film par une introduction à laquelle répondra, par des motifs assez similaires, la conclusion du film. L’introduction se consacre à l’émergence de Wallace Shawn qui interprète semble-t-il son propre rôle. Enfin pas tout à fait comme le démontrera la discussion avec Andre Gregory qui se déroulera le temps du diner. Le personnage de Wallace Shawn émerge donc de la foule qui arpente les rues de New York. Ses déplacements sont accompagnés d’une voix-off, la sienne, qui adopte résolument une tonalité qui crée un décalage entre la dynamique du corps de Shawn dans l’espace new-yorkais et la pensée du personnage. Shawn se rend à un diner avec un ami, Andre Gregory (dans son propre rôle mais pas tout à fait non plus…). La voix décrit un état d’âme, un état d’esprit lié à un ressenti global qui conditionne la motivation de Shawn pour retrouver son ami.
La conclusion du film, elle, montrera à nouveau Wallace Shawn dans les rues de New York, en taxi cette fois, qui rentre chez lui à la fin du repas. Une voix-off, la sienne toujours, l’accompagne. Mais son utilisation ici diffère de l’ouverture du film. Ce qu’elle laisse comme indications au spectateur quant à ce qui résulte du repas a changé et invite à une réflexion post-film que le spectateur peu scrupuleux n’aurait pas considérée.
L’essentiel du film se déroule donc pendant le temps d’un repas retranscrit dans sa durée ontologique. Les deux hommes ont a priori tout en commun : un travail qui les réunit (Shawn est dramaturge tandis que Gregory est metteur en scène de théâtre), un goût prononcé pour le « culturel », la création, les arts en général, etc.). Mais pas tout à fait. Car justement, le premier point sensé les réunir affiche des divergences de considération sur les choses qui font le monde et qui nourrissent l’acte créatif de chacun : l’un est scénariste et l’autre un metteur en scène.
Ce que le repas met en évidence, ce sont les différences de considération du réel. Ce que le repas met en scène, c’est que ces divergences sont liées à la profession des deux hommes. Le dramaturge est habité par une conscience extrême des réalités qui constituent la base et la finalité de ses créations alors que le metteur en scène se définit, lui, à partir d’une lecture des réalités du monde tamisée par une analyse de phénomènes représentatifs qui, dans la symbolique que leur prête le metteur en scène, donnent du sens au réel.
Tous deux, dans l’approche qui constitue leur vision du monde respective, œuvrent à estomper les frontières qui séparent le réel de la fiction. Tous deux réinterprètent le réel et en proposent une relecture qui est en soi l’acte de création. Mais chacun selon un processus complémentaire donc différent.
L’abolition de la ligne de partage entre réel et fiction est d’ailleurs tancée par le film : les personnages portent le nom des comédiens dans une situation dont nous savons qu’elle est totalement fictive. Car Andre Gregory et Wallace Shawn ne s’étaient pas perdus de vue, parce les deux hommes travaillaient ensemble régulièrement, parce que, donc, Gregory et Shawn simulent une situation de retrouvailles. Ils jouent, ils se prêtent à un exercice de transformation du réel qui les contraint à une posture qui questionne leur travail habituel.
Le retour de Wallace Shawn à la réalité, la conclusion du film, souligne combien le repas fut une parenthèse enchantée qui réinsuffle en lui des dispositions créatives. Lors de l’ouverture du film, en off, Shawn, par évocation, traduit l’impasse créative dans laquelle il se trouve. La voix quelque peu désabusée, nous l’avons dit, est en discordance avec l’attitude du personnage dans la rue. La voix, par le décalage qu’elle crée, ne laisse guère de doute sur l’absence de dynamique qui s’est installée dans l’esprit de l’acteur/scénariste.
À la fin, le ton a changé. La voix, toujours en off, est plus en accord avec ce qui relie Shawn au décor. Mais que s’est-il donc passé pendant ce repas pour que se réenclenche une mécanique de création présente à travers les questions et les souvenirs que Shawn soulève ?
Wallace Shawn, surpris et décontenancé par les propos d’Andre Gregory, recommence à réfléchir sur ce qui fait sens autour de lui (le contenu ou le support narratif), sur les affres de la création qu’il connaît (la mise en forme et l’expression de la réflexion) de manière à collecter des éléments de pensée susceptibles de lui fournir la matière nécessaire à créer de nouveau.
Le film de Malle, My Dinner with Andre, serait donc ceci. Un objet filmique mue et habité par la volonté de démonter les ressorts de la création et qui se plaît ensuite à les agencer de manière à imaginer un dispositif qui réfléchit sur sa propre nature.
Crédit photographique : © Malavida Gaumont