Killers of the flower moon
Publié par Stéphane Charrière - 17 octobre 2023
Killers of the Flower Moon, le nouveau film de Martin Scorsese, a surpris les observateurs présents lors de sa présentation festivalière. C’est que Killers of the Flower Moon semble se dérouler sur des territoires, en l’occurrence le Western, que l’on ne pensait pas propices au développement des problématiques chères au cinéaste. Mais c’est oublier qu’un décor ou une époque ne suffisent pas pour annexer une œuvre à un genre qui plus est codifié avec autant de précision que le Western.
Scorsese ne néglige pourtant pas les conditions d’existence du Western mais, s’il en absorbe quelques éléments significatifs, c’est pour répondre finalement à certains principes qui ont structuré son travail depuis ses débuts. D’abord parce que le cinéma de Martin Scorsese est en soi porteur d’éléments appartenant à une histoire du cinéma diverse et variée. Un film de Scorsese, et Killers of the Flower Moon ne déroge pas à cette règle, est un recueil d’images qui examinent, en accord avec le sujet choisi par le cinéaste, un pan de l’histoire du cinéma.
Justement, le sujet de Killers of the Flower Moon colle avant tout aux problématiques ou aux obsessions que l’auteur creuse de film en film. Au début des années 1920, les guerres indiennes sont terminées. Les natifs sont désormais parqués dans des réserves où les moyens naturels de subsistance les éloignent de la vie qu’ils menaient avant l’arrivée des blancs. La tribu Osage, originaire du Kansas, se voit attribuer des terres arides en Oklahoma. Et là, coup de théâtre, le sous-sol de la réserve abrite le plus important gisement de pétrole du territoire américain. La tribu Osage devient riche, très riche. L’opulence qui est la sienne attise toutes les convoitises et la disparition de deux individus initie une série de meurtres qui touche la tribu. Les enquêtes locales sont bâclées et le BOI (futur FBI) est chargé de l’enquête.
Il apparaît évident que le sujet de départ (l’excellent livre de David Grann intitulé, en français, La note américaine) rejoint des interrogations que Scorsese n’a cessé de soulever tout au long de son œuvre. Et notamment comment les États-Unis, pays développé au nom de principes théologiques, se sont transformés en enfer plutôt qu’en paradis. Cette fois, parce que le film se déroule dans une réserve indienne, Scorsese arpentera les contours d’une matière défrichée par des cinéastes classiques (Ford, Walsh, etc.) qui se sont eux-mêmes questionnés, principalement par l’intermédiaire du Western, sur ce rapport de la civilisation blanche au sol américain et aux tribus autochtones qui occupaient depuis toujours ces territoires.
Alors Killers of the Flower Moon accepte de revisiter des univers filmiques classiques d’une manière très contemporaine afin de poursuivre l’étude menée par le cinéaste sur son pays (ce qui n’est pas une nouveauté dans l’œuvre scorsesienne au regard de films tels que Gangs of New York, Le temps de l’innocence, Aviator, Bertha Boxcar, New York, New York ou encore le récent The Irishman). La novation apportée par Killers of the Flower Moon n’est pas affaire de renouvellement stylistique. Le film participe plutôt à modifier l’approche globale des problématiques usuelles de l’œuvre envisagées cette fois selon un axe transversal qui repose sur des aspects mythologiques, théologiques et politiques.
Scorsese le sait, la civilisation à laquelle il appartient est née et s’est développée dans un imaginaire qui a servi d’incubateur à une multitude d’images (peintures, photo et cinéma). L’Amérique a su cultiver, dès ses origines, un penchant pour d’exaltants phénomènes représentatifs (le cinéma n’est pas le moindre) plutôt que pour le traitement de faits objectivement vérifiables. Le cinéma américain, et pas que le Western, s’est fait l’écho de l’aventure civilisationnelle qui a été retranscrite par l’appréhension, la domestication et enfin la conquête de l’ensemble du territoire américain. À ce titre, les argumentaires théologiques et mythologiques ont constitué le socle d’une idéologie basée sur la volonté de régénérer le genre humain, ce qui ne pouvaient qu’entrer en collision, pour mieux en relever les contradictions, avec l’œuvre scorsesienne. Car cette dernière est habitée par la certitude que les actes humains perpétrés au nom de cet idéal ont abouti à reproduire les schémas des sociétés européennes dévorées par leurs échecs moraux et les malédictions qui en découlent.
D’autant que dans Killers of the Flower Moon, tout n’est que calcul, tout n’est que stratégie élaborée avec un soin maladif. Ce qui enrichit le film de nouvelles considérations repérables dans un sous-genre vers lequel Scorsese revient systématiquement, le film noir. Et la greffe prend. Scorsese intègre à des schémas filmiques classiques et largement identifiables comme ceux du Western toute une dimension introspective qui vise à sonder en profondeur la conscience collective américaine hantée par le souci et le besoin d’élaborer sans cesse des récits fédérateurs, quitte à mentir, quitte à transformer le réel.
C’est l’âme d’une civilisation que Scorsese sonde pour mieux questionner le spectateur contemporain. Killers of the Flower Moon peut donc être vu et lu comme une enquête menée sur les origines (cinématographiques et historiques) d’une violence sourde qui fait partie de l’identité américaine. Et, d’une certaine manière, consacrer un film au meurtre planifié d’Indiens Osage, c’est considérer ces agissements comme une réplique des massacres perpétrés à l’encontre des peuples indiens lors des guerres indiennes. Alors, sans doute, et contrairement à ce que Gangs of New York peignait en son temps (le constat des origines de la souillure initiale qui a instauré comme modèle social le Mal),Killers of the Flower Moon apparaît comme une tentative de conjurer le cycle infernal d’une violence qui ne cesse de distiller ses effets et ses conséquences les plus néfastes dans la société américaine contemporaine.
Cela ne surprendra personne mais Killers of the Flower Moon entretient nombre de similitudes avec Gangs of New York ou encore avec Les Infiltrés. Essentiellement par l’omniprésence de William Hale (Robert De Niro), figure méphistophélique et lointain « parent » de William Cutting (Daniel Day-Lewis) dans Gangs of New York ou de Francis Frank Costello (Jack Nicholson) dans Les Infiltrés. Mais il faut se positionner, livrer son interprétation des événements. Alors, dans Killers of the Flower Moon, Scorsese affirme son propos par l’usage de figures de style adoptées il y a longtemps en filmant la verticalité new-yorkaise. Ainsi, plongées, contre-plongées et plans démiurgiques abondent et s’imposent comme des évidences de traitement pour creuser les obsessions de l’auteur. Car l’enjeu n'est pas négligeable, il s’agit d’espérer suturer ce qui peut l’être encore. De fait, le cinéaste nous impose une morale et une vision, les siennes, sur l’Amérique.
La datation des faits n’est pas fortuite. 1921, c’est le moment où le film criminel américain prend son envol et où le genre s’enrichit de thématiques qui le distingueront définitivement du mélodrame policier qui le précède. Une parfaite concordance des temps (filmiques et historiques). Killers of the Flower Moon se présente comme une superposition (très réussie) de l’histoire et du contemporain avec la possibilité d’instaurer un débat entre le passé et le présent. Revisiter les univers des classiques, c’est se donner la possibilité de revenir à l’origine de ce qui dysfonctionne dans la société américaine afin d’en identifier les maux et d’éviter qu’ils ne se propagent encore. Utopie ? Certes, mais il faut bien se donner le droit de croire à la promesse d’une réparation possible. Mais c’est aussi œuvrer à trouver ce qui peut et doit encore faire sens commun. Scorsese choisit : la culture. Pour l’auteur, relever des marqueurs culturels, n’en déplaise aux politiques qui délaissent le champ artistique depuis de nombreuses années (ce qui ne concerne pas que les États-Unis…), c’est se donner les moyens de croire encore au futur de nos démocraties. En somme, Killers of the Flower Moon est un élan pacificateur et réunificateur. Et que cette impulsion provienne d’un cinéaste de plus de 80 ans devrait, souhaitons-le, inspirer le plus grand nombre.
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