Splitscreen-review Image de Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki

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Le Garçon et le Héron

Publié par - 12 novembre 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

C’est parmi les regards perplexes, les avis déroutés et les vivats qui crient au chef-d’œuvre absolu qu’est sorti dans nos salles le long-métrage tant attendu d’Hayao Miyazaki, Le Garçon et le Héron, promettant à son public un récit personnel et dont l’approche défierait toute expérience du réalisateur. Maître souvent commenté, mais jamais contesté de son art, Miyazaki livre en effet avec ce film une page inédite de sa filmographie, une plongée dans les matrices de sa créativité, où se recoupent par à-coups une imagerie universelle de l’enfance et un traitement plus personnel de ses nuances. Le récit, sans doute, a de quoi surprendre et interroge un public de plus en plus immergé dans l’intime du réalisateur.

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Le Garçon et le Héron est d’abord le récit d’une innocence interrompue, avortée : suite au bombardement de Tokyo, Mahito est devenu orphelin de mère et est emmené dans la campagne nippone pour y vivre avec la sœur de celle-ci que le père du jeune garçon a pris comme épouse à la suite de son veuvage. Une rupture, donc, qui est une fragmentation première. Viennent ensuite les étranges allées et venues d’un héron dont l’intérêt semble s’être mystérieusement porté sur l’enfant. Intérêt qui se mue en bravades et en provocations pour enfin aboutir à une promesse : si Mahito suit l’oiseau jusque dans une vieille tour dressée sur le domaine familial, il verra que sa mère n’est point morte mais simplement disparue dans un monde qu’il peut lui-même visiter. Autant d’éléments qui poussent l’enfant à chercher l’oiseau. Et c’est à la suite de la mystérieuse disparition de sa belle-mère que Mahito se lance enfin dans les profondeurs de cet « au-delà ». Le Garçon et le Héron pose la problématique de la croissance personnelle et émotionnelle dans un tel environnement. Les ressorts psychologiques, voire psychanalytiques, foisonnent entre symbolisme et esthétisme dans cette plongée dans un monde qui est autant découverte qu’introspection de soi. Ultimement, c’est un récit de l’enfance dans ses aspects bouleversants et parfois violents qui est au cœur du film. Entre des figures maternelles duplices et rêvées, un espace où le fantastique entretient une relation poreuse au réel, Miyazaki use de son imaginaire dans une dynamique de sublimation toute freudienne. Son dessin ici donne corps aux profondeurs émotionnelles, leur attribue l’universalité et le don de parole.

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Le Garçon et le Héron est donc un film d’abord de la transition, du passage dans un « ailleurs », donc de la traversée du réel vécu vers l’irrationnel, d’un monde de la synthèse réaliste à celui de la polysémie. Autant d’antinomies qui sont exploitées au travers d’un rapport au conte et à l’esthétique si chère à l’auteur du Château Ambulant. Miyazaki introduit le récit dans une atmosphère déjà propice au fantasque et au merveilleux. L’espace de la campagne, qui se veut encadrant et hors de toute perturbation (les panoramiques et plans larges décrivant parfois les évolutions du personnage dans la maison et ses alentours en sont un exemple), ne peut tout à fait satisfaire le jeune enfant malmené (l’intervention du héron passant au plus près de Mahito à son arrivée et bouleversant la structure jusque-là relativement statique des plans en est un premier signe). En effet, non seulement les relations familiales peinent à se défaire de leurs meurtrissures, de là l’impossibilité pour le garçon d’accepter sa nouvelle mère, mais encore le manoir est empli d’éléments qui convoquent une étrangeté et qui annoncent sans conteste la suite du récit. Outre le héron et sa ruse malsaine, Mahito est rapidement entouré de « grands-mères », domestiques quasi immanentes des lieux, qui font part, comme nous l’attendrions de toute vieille dame dans un conte de Perrault, de la nature mystérieuse des lieux. Un imaginaire encore ici sous-jacent et teinté de bizarrerie que le réalisateur réinvestit surtout dans le traitement des espaces et du temps. L’esthétique du manoir et de ses alentours incarne l’esquisse d’un environnement idéalisé, ancien et cryptique, et les passages rêvés par le jeune garçon invitent à des approximations temporelles qui pavent déjà un chemin vers l’irréel. Mahito se débat contre un oiseau de malheur, lutte contre une rage enfantine difficilement réprimée devant l’idylle de son père et de son ancienne tante, avant d’être enfin attiré vers la forêt où se dresse la fameuse tour, le héron aboutissant au but de ses harangues répétées. Cette structure de la saturation et de la tension trouve donc finalement son exutoire dans la disparition vers un univers de l’image et de l’introspection aux allures dantesques.

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Et c’est bel et bien d’une plongée aux enfers dont il est question, plus précisément d’une recherche dans les méandres intérieurs du créateur et de l’enfant (qui peuvent bien se résumer en un seul personnage) et ce au travers d’un parcours qui rappelle dès son entrée celui de la Divine Comédie. L’arche par laquelle le garçon passe est marquée d’un des vers de l’ouvrage, apparaissant sur le frontispice de la porte des Enfers que Dante traverse : « Fecemi la divina potestate » (J’ai été forgé par la puissance divine), un extrait qui investit le territoire du démiurge par excellence, qu’il soit divin ou humain. Et quant à Mahito, c’est accompagné de l’oiseau, véritable Virgile à plume, qu’il entamera son périple. On plonge alors dans le monde « d’après », celui des « morts » et des « ombres », ou tout existe sans être, viendra à être ou fut, renforçant le parallèle entre espace de l’au-delà et environnement interne de la créativité. Cet « Enfer » en tant qu’espace irréel et intérieur, en est une des chimères de rêve et d’angoisse. Et c’est de cette nuance que va se teindre tout le périple, oscillant entre puissance créatrice primordiale et monstration des affres internes propre à l’être humain. De manière plus distancée, Le Garçon et le Héron semble traduire non pas une expression par le film des projections du réalisateur, mais ouvre plutôt tout entier sur la source de son individualité au travers de ce nouvel univers divisé, malmené et insaisissable. Et par là, la caméra, par ses larges mouvements panoramiques ou ses points de vue d’ensemble, ne se contente pas seulement de décrire mais se charge de représenter l’intime. Les paysages et environnements sont vecteurs de l’auteur lui-même et agissent avec la même puissance que le ferait un gros plan regard au niveau d’une compréhension émotionnelle. Mahito en somme est un double d’Hayao enfant traversant les couloirs de ses pensées et de ses craintes, son imaginaire relayant une représentation toute en symbolisme et en duplicité.

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Alors il est bien question d’une découverte de soi ou même des autres pour ce jeune Dante des temps modernes. Au travers de l’introspection et par la plongée dans cet environnement de la création absolue, vient la possibilité de retourner vivre dans le monde, de se saisir de ses aspects souvent duplices. Le trope « miyazakien » de l’être comme force constructrice et destructrice à la fois est ici évident : l’humanité et l’animalité ne font qu’un et en l’homme et en la créature rêvée. Et c’est sans doute cette dualité et sa prise de conscience qui est au cœur du récit. Si la Divine Comédie est une œuvre magistrale de compassion, Le Garçon et le Héron en est une de l’acceptation.

Mais plus profondément encore, c’est un questionnement du créateur soumis à son public, de l’artiste à l’enfant que suppose la monstration d’un tel univers et sa disparition au terme de l’intrigue met en relief son rôle proéminent. Il est à noter que Mahito et le maître de la tour sont tous deux des figures du réalisateur et ils dialoguent sans cesse entre volonté de fuite dans le monde de l’esprit et retour dans celui des hommes. Et si le garçon choisit finalement de retourner parmi ses semblables dans le monde réel, le « maître » assiste à la destruction du sien.

Abandonner les édifices imaginaires de sa pensée pour se plonger dans la réalité du monde existant, y comprendre et assumer sa place, voilà in fine le sacrifice de l’enfance et de l’artiste. Miyazaki met en relief cet univers aux allures psychiques comme un passage intermédiaire, une étape éphémère dont la structure est d’elle-même vouée à sa disparition. Enfin, il est lui-même en tant qu’auteur ce grand-oncle constructeur de mondes et son film illustre la place qu’il s’accorde et le rôle qu’il s’incombe : créateur acharné de ces environnements complexes et grandioses, au service de l’émancipation et de l’évolution des jeunes âmes qui pourront les traverser (en ce sens, les multiples références à ses anciens films au sein de cet « enfer » sont éloquents et apparaissent tour à tour comme d’ultimes expressions de son imaginaire). Et si la tour s’effondre enfin et son monde avec, faute de successeur, c’est peut-être, plus qu’un adieu tout en superbe du réalisateur, l’expression de la conscience ou l’espoir, au crépuscule de sa carrière, d’avoir accompli la tâche qu’il s’était fixée.

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Crédit image : © 2023 Studio Ghibli

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