La planète sauvage
Publié par Stéphane Charrière - 14 décembre 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
La belle édition chez Potemkine Films de La Planète sauvage de René Laloux permettra à cette œuvre, espérons-le, de trouver grâce aux yeux de jeunes spectateurs qui découvriraient le film à cette occasion. L’édition bénéficie de surcroit de quelques bonus des plus attractifs comme la présence de 3 des courts-métrages de René Laloux (Les dents du singe, Les temps morts, Les escargots) et de quelques suppléments qui s’attardent sur la vie et le travail de René Laloux avec, au premier rang de ceux-ci, Laloux sauvage un documentaire de Florence Dauman (2009, 27'20"), un entretien avec Fabrice Blin, spécialiste de René Laloux (2023, 42'24"). Les suppléments comprennent également des modules qui reviennent sur la genèse du projet en fournissant nombre d’informations (le livre L'Odyssée de La Planète sauvage de Fabrice Blin et Xavier Kawa-Topor). Ou encore, autre module vidéo, De l'autre côté : À propos de La Planète sauvage de René Laloux, une émission "La Zone #2.0" de Vincent Capes (2017 révisé en 2023, 15'14").
Aujourd’hui encore l’œuvre surprend et surprendra. La difficulté qu’affronte dans un premier temps le spectateur relève de la complexité à choisir un axe de lecture plutôt qu’un autre. Car La Planète sauvage s’offre le luxe d’aborder différentes problématiques avec autant de cohérence les unes que les autres et toutes sont traitées avec autant d’importance. Le film peut s’envisager sous un angle politique ou écologique, il peut aussi être lu, entre autres, comme une fable, comme un conte initiatique ou comme étude philosophique sans pour autant qu’une problématique ne pâtisse de la présence des autres dans le narratif ou dans le formel.
Dès la scène d’ouverture, le spectateur attentif remarquera que les pistes d’interprétation abondent et qu’elles offrent au public le luxe de choisir une hypothèse de lecture plutôt qu’une autre. Le film s’ouvre sur une fuite. Une femme revêtue d’une tenue sommaire porte dans ses bras un enfant en bas âge et elle parcourt précipitamment une forêt à l’esthétique indéfinie. L’étrangeté de la forêt ajoute aux questionnements premiers qui s’emparent du spectateur (Que fuit cette femme ? À quelle époque nous trouvons-nous ? Dans quel monde sommes-nous ?). L’univers doit autant au surréalisme qu’à une vision expressionniste du monde. Le découpage insiste sur les sentiments vécus par la femme dans l’alternance de plans serrés et de plans plus larges qui amplifient l’insécurité qui habite le personnage. Une menace indécise pèse sur l’attitude du personnage. Sommes-nous dans un rêve ou bien dans la vision subjective d’un monde contaminé par la peur de cette femme ? Puis, soudainement, le relief se redresse. La femme emprunte un chemin qui grimpe au sommet d’une côte. Là, de manière aussi dérangeante qu’étonnante, une main bleue géante renvoie plusieurs fois la femme au bas de la côte. Le mythe n’est pas loin (Sisyphe) et s’agrémente à ce que le film a déjà mis en place.
Le personnage féminin décide de fuir en empruntant une autre direction. Mais la main intervient à nouveau puisqu’elle s’interpose indirectement à la trajectoire de la femme en lui opposant des fruits géants qui bloquent toute perspective d’évasion. Puis, une nouvelle tentative de fuite, la dernière, sera réduite à néant puisque la main attrape la femme, la soulève avant de la laisser tomber sur le sol d’une hauteur qui ne laisse pas de doute sur les conséquences. La femme meurt et son enfant reste seul. Soudain, changement d’échelle, la mise en scène introduit une autre dimension, celle des géants. Trois enfants Draags (des géants bleus d’allure humanoïde) jouaient avec la femme considérée, au regard de sa taille, comme un jouet ou un insecte. L’arrivée d’un Draag adulte, Maître Sinh et de sa fille Tiwa pousse les trois enfants Draags à fuir à leur tour. Tiwa insiste pour récupérer l’orphelin et ainsi le réduire au rôle d’animal de compagnie.
Au-delà des thématiques ou des axes intentionnels présents ici, c’est le changement d’échelle qui guide la première impression laissée par cette séquence. Les humains subissent de la part des Draags ici (la fiction) ce qu’ils font subir ailleurs (la réalité) aux êtres sur lesquels ils exercent une domination. À travers l’attitude des enfants, innocente jusqu’à un certain point, c’est la question du regard qui est soulevée. L’expression du point de vue du cinéaste installe un univers propice à l’élaboration d’un débat sur les visions contradictoires qui construisent le découpage : au point de vue de l’humain (la femme qui tente d’échapper à un danger invisible) succède le point de vue de jeunes Draags (les trois qui jouent à empêcher la femme de s’enfuir) avant que ne s’installe, pour tromper toute velléité manichéiste, le regard d’un Draag adulte sur le cours des événements. Mais ce déplacement du point de vue est également celui du spectateur invité tout à tour à épouser le regard des différentes dimensions (les humains, les enfants Draags puis l’adulte Draag) qui structurent l’ouverture du film. Ainsi, plusieurs ressentis sont convoqués pour traduire la multiplicité du film : l’inquiétude, la peur, la cruauté, la raison. Mais c’est l’ingénuité des enfants Draags, inconscients des conséquences de leur acte, qui trouble. Car les Draags, finalement, agissent comme le feraient des êtres humains. Alors, le spectateur se doit d’accepter un récit qui fonctionnera par analogie avec nos connaissances de la nature humaine et des sciences qui en découlent. Il faut donc accueillir le film pour ce qu’il est, une œuvre qui nous entraînera par l’usage de métaphores, d’évocations, de symboliques et la présence de figures allégoriques vers une étude du genre humain.
Le mystère et la beauté qui se dégagent des images invitent, au-delà de certains questionnements, le spectateur à se laisser happer par le film. L’envoûtement, et c’est toujours le cas aujourd’hui alors que le cinéma d’animation contemporain redouble de considérations techniques et esthétiques, repose essentiellement sur la technique d’animation choisie par René Laloux. Dans les compléments, Fabrice Blin explique que René Laloux a succombé aux charmes d’une technique d’animation découverte dans les studios d’animation Jiří Trnka à Prague, le papier découpé en phase. Il s’agit d’une technique certes chronophage mais, en même temps, qui produit des images d’une fluidité surprenante pour l’époque. La technique consiste à produire des dessins qui décomposent chaque mouvement à raison de 24 dessins par seconde. Chaque dessin est confectionné sur du papier bristol puis découpé et disposé devant un décor inamovible dessiné selon les caractéristiques de la gravure.
Il en résulte un film au charme inédit ou, en tout cas, peu usité, qui plus est en 1973, date de sortie de La Planète sauvage sur les écrans. Mais l’esthétique probante de l’animation ne sert pas uniquement un dessein plastique, elle est aussi et avant tout le support à de multiples réflexions que nous avons énoncées plus haut, sans prétendre à une quelconque exhaustivité. Il y a cependant deux problématiques qui nous ont plus particulièrement interpellés : l’accession à la connaissance en lien avec l’allégorie de la caverne de Platon et le cheminement initiatique qui en résulte.
L’enfant « adopté » par Tiwa, la fille Draag, dès la séquence d’ouverture, sera appelé par cette dernière Terr en référence au mot « terrible ». Bien sûr, il est permis de penser à autre chose... Le récit suit, sans le laisser supposer tout de suite, l’émancipation de Terr qui sera très vite, dès l’attribution de son nom et au rythme de son parcours initiatique, associé à une expression de la conscience humaine. Terr est, en bon vecteur de ce qui ressort de l’allégorie de la caverne exposée par Platon, un agent de la transmission, de la connaissance.
Terr est le premier humain à accéder à la connaissance des Draags et à propager dans les différentes communautés qui composent le spectre humain le savoir acquis. Ainsi, grâce à ce personnage, les humains se libèrent de l’inconséquence de leur condition. Leur vient alors, par déduction ou par intuition, l’idée de quitter ce monde pour rejoindre La planète sauvage qui deviendra la Terre. Il est une séquence du film qui illustre parfaitement ce changement en profondeur de la nature humaine. Alors qu’il a rejoint le clan du Grand Arbre, Terr prend part à une expédition visant à dérober aux Draags des éléments qui pourraient servir la cause humaine. Une fois la mission accomplie, les hommes rentrent dans leur camp et c’est alors qu’ils se font dépouiller de leur butin par, d’après les sages, le clan du Buisson Creux. Une forme d’apprentissage est à l’œuvre, déjà. D’ailleurs, en prolongement de cette idée, Laloux décide d’intégrer dans la continuité filmique une scène qui est une parfaite retranscription, dans la forme et dans le contenu, de l’allégorie de la caverne. Un plan dans l’obscurité d’un lieu impossible à identifier. Des yeux, miroirs de l’âme ou reflets de pensées, sont les seules choses discernables. Lentement, l’image révèle la présence d’un groupe de personnages hypnotisés par le pouvoir attractif de l’accès à la connaissance. Il s’agit d’un groupe d’individus associés au clan du Grand Arbre qui reçoit l’enseignement de la connaissance Draag. Sur leur front, des images défilent. Une projection cinématographique et ses effets prométhéens. Mais dans la construction de la séquence, ce qui fascine, c’est la retranscription en images du mythe de la caverne. Dans l’obscurité, soudain, le savoir sous forme de lumière surgit.
C’est ici, sur ce point, celui de la libération de l’esprit par le savoir, que La Planète sauvage s’empare de questionnements chers au Surréalisme. Dès le début, nous l’avons dit, le film décrit un univers irréaliste et onirique. À cela s’ajoute le fait que Laloux s’est ingénié à construire son récit à partir de strates narratives qui juxtaposent différents niveaux de réalité : l’univers du film, les analogies avec les réalités du spectateur, les niveaux de lecture, etc. En d’autres termes, Laloux pense son film, dans le contenu et dans la forme, à partir d’une ambition simple mais efficace, celle qui consiste à naviguer entre le monde concret du spectateur et un imaginaire peuplé d’étrangetés plus ou moins inquiétantes.
Il y a par ailleurs dans La Planète sauvage une intention qui se traduit par la superposition des réalités filmiques convoquées et qui rejoint en certains points la démarche de quelques artistes surréalistes. Le dispositif filmique imaginé par Laloux répond à la volonté de faire apparaître ce qui est latent, ce qui est caché sous la surface des choses. Pour coller à cette ambition, Laloux choisit donc de conglomérer des éléments hétéroclites (esthétiques diverses empruntées à différents courants artistiques, correspondances entre plusieurs réalités représentatives, démultiplication des espaces narratifs et scéniques, analogies, métaphores, etc.). La Planète sauvage devient donc, dès lors que le spectateur accepte ces différents niveaux de lecture, une expérience qui tient autant du pictural que du cinéma et qui a pour finalité d’éclairer sur l’essence des réalités qui nous entourent.
Quant à ce qui relève de l’initiatique, le film est explicite. Terr devra éprouver différentes situations pour se construire une identité qui se confond avec les caractéristiques collectives qui seront adoptées par les hommes pour créer une humanité. Il ne reste alors plus qu’à coloniser la planète sauvage et en faire la Terre. Si l’œuvre conserve encore aujourd’hui tout son pouvoir de séduction, c’est en grande partie dû au fait que Laloux a su composer une œuvre qui relève d’une picturalité transcendée par l’apport du langage cinématographique. L’œuvre peut se voir comme une peinture qui bénéficierait du pouvoir narratif véhiculé par le découpage filmique. La Planète sauvage est une peinture en mouvement, pour paraphraser Lynch, un geste d’artiste qui prend forme dans un film qui résiste à tous les outrages, y compris ceux du temps.
Crédit Images : Potemkine Films
Suppléments :
"Laloux sauvage" : documentaire sur René Laloux par Florence Dauman (2009, 27'20")
Entretien avec Fabrice Blin, spécialiste de René Laloux (2023, 42'24")
"De l'autre côté : À propos de La Planète sauvage de René Laloux" : émission "La Zone #2.0" de Vincent Capes (2017 révisé en 2023, 15'14")
3 courts-métrages de René Laloux :
- "Les Dents du singe" (1960, 10'55")
- "Les Temps morts" (1964, 9'56")
- "Les Escargots" (1965, 11'14")
le livre grand format "L'Odyssée de La Planète sauvage" de Fabrice Blin et Xavier Kawa-Topor, édité par Capricci pour les 50 ans du film (232 pages, 22,7 x 28,7 cm)