Underground, film majeur de la filmographie de Kusturica, ayant marqué l'année 1995 par sa portée et ses récompenses (Palme d'Or du Festival de Cannes notamment), semble bien être chez le cinéaste la première et ultime tentative de fresque historico-comique. Un monument de folie, créateur et destructeur qui ne cesse de surprendre par sa nature double : Underground mêle à l'onirique un réalisme glaçant, et au politique un merveilleux dévorant. Il ne paraît pas moins comme une étrange expérience cinématographique pour le spectateur déjà habitué à la légèreté de Dollybell (1981) et au souffle porteur de Papa est parti en voyage d'affaires (1988). Regarder une œuvre de Kusturica s'apparente souvent à une expérience de banquet : de la musique, de la dance, des rires et un rythme scénaristique ne répondant bien souvent qu'à une sorte de nonchalance enivrée.
Mais Underground tente ici quelque chose de prime abord artificiel, impensable ; dans les affres d'une Yougoslavie au dedans et au sortir de la guerre, avec des personnages dont le destin illustre de sombres heures, Kusturica livre une comédie épique dont l'absurdité et le satirique n'ont d’égal que sa sensibilité. Un cauchemar politique et social (occupation nazie puis régime titisque) dans lequel le pathétique de la musique tzigane (composée par Bregovic) et la force des individualités participent d'un tour de force cinématographique où se mêlent résistance, questionnements modernes et poétisation de l'histoire.
Comment dire l'occupation puis le passage à un régime de la censure, de l'image et de la violence ? Quelle place occupe le cinéma dans la réhabilitation et l'appropriation d'une mémoire historique, collective ? Underground est sans nul doute également marqué par sa nature expiatoire, un film qui, traitant comme d'un mythe l’histoire des Balkans, en fait une mémoire enfin visible, assumée. Basé sur un conflit qui repose sur deux protagonistes (Marco et Blaki), le film se construit autour d’un double destin : les deux hommes, amis comme frères, sont les histrions burlesques de Belgrade.
Entre trafic, résistance et pieds de nez à l'occupation allemande, ils tentent tous deux de séduire une seule et même femme : Natalja. Et comme cette fois-ci l'amour ne peut tolérer le partage, Marco use des circonstances de la guerre pour enfermer Blaki dans une cave et l'ériger en figure de la résistance yougoslave souterraine, abusant de sa crédulité pour l'y retenir. La libération venue, il poursuit son mensonge durant une bonne partie du régime titisque. Blaki et ceux enfermés avec lui pensent toujours vivre sous les bombes de la Luftwaffe. Ces deux personnages, frères ennemis mais indissociables, semblent bien incarner les pendants de la société yougoslave en temps de guerre. Marco étant porté par un opportunisme et un esprit survivaliste, Blaki versant dans un patriotisme qui frise l'idolâtrie, le caractère excessif de ces personnages en font les figures d'une période de troubles et de transformations. Il est ainsi question de portraits, celui d'une Yougoslavie assise sur ses ruines, capable d'un renouveau demandant tous les sacrifices et celui d'une société terrée dans la simplicité politique de l'état de guerre qui ne demande qu'à comprendre un camp ami et un autre ennemi.
Kusturica pointe du doigt la force d'aliénation et de "zombification" que porte l'aveuglement idéologique. Les personnes sous terre sont à la fois vives et enterrées, confortées dans un cercueil de verre au travers duquel aucune issue ne se présente et que le libre-arbitre a déserté au bruit des premières bombes. De cette ambivalence découle toute la complexité d'un pays en destruction et en reconstruction sous Tito.
Mais le film, dans cette représentation d'une société du cloisonnement, enfermée et suffoquée sous le mensonge, marque également les violences issues d'un rapport à l'image politisé et orienté. Sortie de la cave, la caméra ne montre du monde réel qu'une mise en scène filmique, la vie de Blaki est tournée selon le prisme patriotique socialiste sous l'œil d'un réalisateur tyrannique mandaté par Tito. Sorte de cinéma mis en abîme où ne se découvre que le mensonge d'une réalité filtré par la caméra politique. Complexe de l'image aussi chez Marco lui-même, qui observe par un périscope les agissements des habitants de la cave, recoupant là une dynamique d'observation intrusive aux allures politiques dont la nature voyeuriste est à peine voilée.
Dans cette version intégrale inédite en salle de 5h16 minutes (la version connue des cinéphiles jusqu’ici durait 2h44 minutes), il est encore plus évident que la caméra de Kusturica devient témoin, elle voit comme à l'œil nu ce que les cadres de la production titisque ou le regard de Marco veulent masquer. De ce traitement découle une prise de vue emphatique et immersive : Kusturica montre les dynamiques collectives, les mouvements d'hommes et de destins, dansant ou courant, selon une complémentarité qui va du travelling au panoramique. Des cadres qui laissent la part belle à une composition large où la musique et les gestes participent d'un discours de société et de condition humaine. Comment d'ailleurs ne pas retenir l'importance musicale de ce film ? Pour ainsi dire, la trompette et les percussions ne disparaissent jamais vraiment ; les instruments sont un souffle premier, constitutifs du long-métrage et ils accompagnent toute la suite du récit. Parler de comédie musicale n'est pas exagéré, Underground bâtit une musicalité à la fois historique et sociale (tzigane) dont les accents mineurs et rythmés sont complémentaires à la description des personnages, elle définit les espaces et les individus qui s'y meuvent.
Et pourtant, de ce tragique historique Underground tire une comédie où l'absurde prévaut. Le ton, même dans l'horreur, reste léger, et voilà peut-être une pièce majeure de ce film où la violence d'une période et d'un peuple est embrassée ou déjouée par un souffle d'ivresse. La scène devient soudain le prétexte idéal d'un impromptu farcesque où l'exagération et la bouffonnerie s'imposent face au réel.
Du formalisme historique, Kusturica tire sans cesse le substrat d'un discours esthétique et décalé qui, en apportant au récit sa part carnavalesque, amène surtout dans le geste, la posture des personnages et le foisonnement des décors la puissance d'une comédie désespérée, une tragédie sur fond de fanfare. Finalement, Marco et Blaki sont deux Laurel et Hardy qui joueraient du Shakespeare. C’est comme si le réalisateur voulait "à travers cette histoire expliquer comment les hommes et les femmes de [son] pays avaient pu traverser les années Tito [...]". Il nous a sans doute offert l'image d'un peuple qui, selon les mots de Baudelaire " peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe [...]".
Crédit photographique : Underground© Malavida