Accueil > Bande dessinée > Les âmes noires
La représentation du paysage dépasse de loin la reproduction fidèle de la nature. De la peinture au cinéma, nombre de courants artistiques de cultures très diverses en témoignent pour révéler en général les sentiments, idées et conceptions spirituelles de l’artiste. La peinture de paysage chinoise, baptisée Shuan Shui, en est un bon exemple. Les âmes noires de Druart et Ducoudray se déroulant en Chine, il n’est pas surprenant que leur œuvre s’en inspire. Néanmoins, bien d’autres influences se révèlent pour former un récit dont le réalisme social structure une approche singulière de l’Empire du Milieu et sa géographie.
La Chine que les auteurs nous présentent est celle de Yuan. Cet humble camionneur fait un peu de patinage sur un lac gelé avec sa fille, le sourire aux lèvres. Il doit néanmoins s’éloigner de sa famille car son travail consiste à transporter du charbon puisé dans des mines illégales jusqu’à de potentiels acheteurs, graissant bien des pattes au passage. Sans son véhicule, il n’est rien, aussi lorsque l’engin en question lui est volé, Yuan n’a d’autre choix que d’entamer une recherche difficile à travers les environnements qu’il sillonnait.
Au premier abord, Druart et Ducoudray semblent offrir un documentaire sur les conditions de vie et de travail dans les coins les plus reculés de Chine, ouvertement inspiré des documentaires du cinéaste Wang Bing. L’intérêt est ici d’exposer les réalités sociales paradoxales d’un des derniers pays communistes. Par des cases dont le point de vue est au niveau humain, tout au plus à hauteur de la cabine du camion de Yuan, les auteurs mettent le lecteur face à une certaine réalité : celle des villages vétustes et sales, des chiens décharnés et des enfants qui travaillent. Un univers bien loin du succès affiché par la nation chinoise à travers ses grandes métropoles.
À travers son odyssée dans ce désert aux couleurs sombres, Yuan révèle une société aux antipodes des promesses de la Révolution. Sans son camion, l’ancien camionneur doit aider à vider les véhicules de ses confrères pour gagner un peu d’argent. Les travailleurs et lui doivent s’épuiser tandis que les chauffeurs dorment sur le côté. Le contraste est d’autant plus marqué par la propreté de la cabine de Yuan et le charbon qui l’encrasse une fois redevenu travailleur. Le chauffeur est de facto un propriétaire et la perte de l’engin de Yuan marque une chute de celui-ci et sa famille dans l’échelle sociale, le laissant littéralement sur le bord de la route. Les théories de Marx semblent plus vivantes que jamais au pays de Mao, concrètement constitutives de la structure d’une société jusqu’à son niveau le plus modeste.
Le monde exposé par Druart et Ducoudray est régi par des règles purement capitalistes et présente au lecteur un paradoxe chinois des plus intriguants. Dans une logique de contamination, les images de mégalopoles démesurées qui occupent parfois l’imagination à l’évocation de la Chine semblent prendre des airs de village Potemkine et font alors cohabiter deux univers idéologiques opposés dans l’esprit du lecteur. Un changement de perspective vecteur de réflexions qui est l’objectif même du documentaire.
Toutefois, Les âmes noires dépasse cette seule approche par une esthétique marquante qui va au-delà de la représentation naturelle du monde. Cela se comprend dès la première case de l'œuvre, une pleine page où Yuan et sa fille patinent aux milieu d’arbres malingres vus de haut, comme un clin d'œil au Paysage d’hiver avec patineurs de Brueghel l’Ancien. Le lecteur est ainsi conditionné pour la suite. Ce qui compte, c'est le rapport entre l’homme et le paysage. Et si les références au Shuan Shui sont claires, de par la place prépondérante des reliefs et d’éléments courbés centraux, le style chinois semble détourné par une approche très américaine.
La route occupe la place habituellement attribuée aux rivières dans le Shuan Shui. L’élément liquide n’apparaît que dans des colorations mornes ou dans un statut figé, tels des flaques ou le lac gelé. La rivière qui suit son cours, symbole de vie, semble effacée au profit du minéral, plus proche de la mort ou du moins de l’absence de vie. Yuan évolue ainsi dans un désert où son moyen de transport lui confère une liberté certaine et une place dans le monde. Lorsque celle-ci est mise à mal, des mécanismes narratifs alliant vengeance contre des criminels et survie dans un monde hostile finissent d’inscrire celui que ses collègues surnomment le Flingueur, car il possèderait un pistolet caché, dans l’archétype du cow-boy. La Chine des âmes noires s’inscrit dans une logique de western classique dont il se différencie malgré tout par sa coloration.
Loin des tons solaires du Far West, l’univers de Yuan est dépeint dans des tons verts qui semblent indiquer un monde en décomposition auquel de gros traits noirs ajoutent une noirceur globale. Les personnes qui occupent cet espace sont dessinés dans la même logique, l’humain et le paysage sont bel et bien en relation. Les engins de chantier, usines et monticules formés par le minage font alors le lien entre les deux et confirment que c’est l’homme qui fait le monde à son image. Les auteurs amènent ainsi le lecteur vers des questionnements aussi bien écologistes qu'esthétiques.
Druart et Ducoudray utilisent-ils des outils artistiques pour représenter le monde tel qu’ils le ressentent ou tel qu’il est ? Le croisement du documentaire, réaliste, et du western, fictionnel, floute la frontière entre réalité et sentiment. Les intentions de la peinture de paysage, y compris le Shuan Shui, structurent ainsi l'œuvre dans un espace fictionnel aux influences symbiotiques bien que paradoxales. Les âmes noires oscille ainsi entre western chinois et documentaire esthétisé pour former une œuvre atypique et dénonciatrice aux airs d’estampe corrompus au réalisme dérangeant.
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