Les visages de la victoire
Publié par Stéphane Charrière - 11 juin 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Les visages de la victoire, le documentaire de Lyèce Boukhitine, est passé, à de rares exceptions près, sous les radars de la critique. Produit en 2020, le film n’a pas eu l’écho qu’il mérite sans doute en raison de la pandémie. Dans son documentaire, humblement, Boukhitine peint différents portraits de femmes à partir d’un postulat de départ relativement évident à cerner : donner l’occasion à sa mère venue d’Algérie dans les années 1950 de s’exprimer sur les causes de son arrivée en France et plus largement sur la vie qui fut la sienne. Alors Chérifa parle, raconte comme elle le peut. Comme elle en a envie. Des hésitations qu’elle ne formule pas mais que nous sentons sous-jacentes : ai-je le doit de dire cela ? Comment dire ceci ? Et puis trouver les mots justes. Alors les hésitations, les silences, parfois courts, ce ne sera pas toujours le cas de toutes les femmes qui témoignent dans le film, en disent aussi long que les mots.
Quatre portraits de femmes se succèderont. Chérifa, Jimiaa, Mimouna et Aziza. Toutes sont originaires du Maghreb. Elles ont toutes quelques points communs qui contribuent à donner un visage à une histoire commune jusqu’ici peu discutée. Elles sont arrivées en France sans l’avoir désiré. Jeunes, très jeunes, toutes furent mariées à des hommes d’âge mûr qui ont fait le choix de venir travailler en France. Et là, il a fallu composer avec une nouvelle réalité. Déjà passer de l’enfance à l’âge adulte sans transition. Et puis il a fallu s’habituer aussi aux humeurs des maris, à l’âpreté d’un quotidien versé dans la précarité, à des conditions de vie le plus souvent détestables et puis à un pays nouveau qui ne s’est pas offert aussi facilement que cela à elles. De plus, elles arrivaient de régions colonisées alors, forcément, on ne les voyait pas. On ne voulait pas les voir si ce n’est avec condescendance.
C’est justement là que le film est juste. Derrière la simplicité apparente de la mise en scène se révèlent des femmes forcément nourries de la complexité de leurs situations respectives. Le dispositif répond à des intentions simples : capter, restituer et respecter une parole restée trop souvent inaudible. Éclairer ces femmes restées jusque-là dans l’ombre. D’où le choix de plans serrés lors des entretiens. Le visage des quatre femmes envahit l’écran et celles-ci s’imposent à nous. Elles sont le film. Pour paraphraser Griffith, leurs visages résument et traduisent le drame. Nous ne voulions pas les voir ? Le documentaire de Lyèce Boukhitine nous donne l’occasion de réparer une injustice. Regardez-les, écoutez-les. Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Qu’ont-elles d’insignifiant ? Rien justement. C’est tout le contraire. Là est l’injustice. À travers ces quatre femmes se raconte une histoire qui fait partie de la nôtre. Car leur histoire est venue nourrir l’histoire collective française. Ces femmes, ces histoires apportent un complément d’information à ce que furent les trente glorieuses. C’est bien là l’autre intérêt du film. Jamais ces visages et ces femmes n’ont pu s’exprimer car il fut supposé que leurs histoires n’étaient pas digne d’intérêt.
C’est à cela, au moins, que sert le film de Lyèce Boukhitine, contrecarrer l’indifférence. Et puis aussi à dire à ces femmes que, pour ce qu’elles incarnent ou ce qu’elles représentent, elles donnent à leur façon un visage à la dignité.
Crédit photographique : © Lyèce Boukhitine / Comic Strip Production / Dean Medias