L'empire des sens
Publié par Stéphane Charrière - 4 juillet 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Nous l’évoquions dans un précédent article, les éditions vidéo estivales importantes de Carlotta Films consacrent, cette année, des œuvres qui ont pour sujet des situations passionnelles qui défient la morale. Après Portier de nuit de Liliana Cavani, c’est au tour de deux films célèbres de Nagisa Oshima (L’empire des sens, 1976, et L’empire de la passion, 1978) accompagnés par un troisième film, moins connu, La véritable Histoire d’Abe Sada réalisé en 1975 par Noboru Tanaka, de bénéficier d’une édition soignée constituée en coffret.
Les amateurs qui vont découvrir ces films à l’occasion de cet excellent travail éditorial (livre et bonus passionnants) risquent d’être surpris par la teneur des films. Si La véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka s’inscrit dans la veine la plus qualitative d’un genre érotique connu et codifié, le Pinku Eiga, les deux films d’Oshima, eux, se distinguent par l’esprit transgressif qui les réunit et, en même temps, les dissocie l’un de l’autre.
L’empire des sens, œuvre beaucoup plus complexe que ne le laissent supposer quelques commentateurs, est sans aucun doute possible à considérer selon une logique subversive, provocatrice voire révolutionnaire. Pour la première fois, un film japonais exhibe des actes sexuels non simulés et la structure narrative de L’empire des sens repose sur un schéma emprunté à un fait divers qui a défrayé la chronique. En 1936, une jeune femme nommée Abe Sada, figure d’une féminité réduite au rôle d’objet, va commettre un geste criminel qui a passionné et effrayé les foules. Violée à l’âge de 14 ans, Abe Sada sera vendue comme geisha par ses parents. Ne parvenant pas à devenir une geisha respectée, elle vend ses charmes. Elle quitte cet univers pour devenir une prostituée. Elle tente, après moult péripéties, de changer de voie. Elle devient alors apprentie dans un restaurant afin d’apprendre les rudiments du métier et de pouvoir ouvrir son propre établissement. C’est là que l’histoire d’Abe Sada devient légendaire. Elle va vivre une histoire d’amour improbable et impensable avec son patron, Kichizō Ishida. Petit à petit, les deux amants se coupent du monde réel et ne vivent plus que pour satisfaire leur soif insatiable de plaisirs charnels. Une nuit, Abe Sada étrangle pendant un acte sexuel son amant et lui tranche les parties génitales. Elle s’enfuit avec le sexe de Kichizō Ishida enroulé dans du papier journal. La police la recherche, des articles de presse sont publiés. Le Japon se passionne pour ce fait divers. Elle est arrêtée et condamnée à 6 ans de prison tandis que l’affaire est très médiatisée.
Si (presque toutes) les étapes importantes de cette histoire figurent dans le film, le propos d’Oshima n’est pas de faire un biopic sur la jeune femme. Ce qui intéresse Oshima, c’est le transgressif que nourrit l’histoire d’Abe Sada et qu’il traduit dans son œuvre. Le film ne manque pas de contrevenir à plusieurs règles sociales ou artistiques. L’empire des sens est un ovni. Il ne ressemble à aucun autre film. Oshima s’applique à franchir toutes les limites possibles puisqu’il indexe sa mise en scène à la relation tumultueuse et sans limite qu’ont souhaité vivre les deux amants. Principale transgression : le film ne dissimule rien de la véracité des accouplements. Nous connaissons ceci et L’empire des sens pourrait se rattacher à un genre cinématographique très à la mode à l’époque de sa sortie, le porno. Oui mais non. Car Oshima délaisse quelques habitudes propres au genre : pas de gros plan donc pas de valorisation du plaisir masculin et le sexe ainsi représenté ne flatte jamais les instincts voyeuristes du spectateur. Au contraire, les scènes de sexe s’inscrivent dans une logique singulière puisqu’elles prolongent visuellement ce que les dialogues et les attitudes traduisent de l’amour fou et hors-sol qui rapproche Abe Sada et Kichizō Ishida. L’intention d’Oshima est simple, à ce niveau au moins : transgresser tous les codes de représentation pour relier le propos et la forme filmique à ce que vivaient les deux amants. C’est-à-dire qu’Oshima choisit d’enfreindre quelques principes cinématographiques afin d’établir des correspondances subversives entre la normalité représentative du corps dans le cinéma japonais et l’histoire des deux amants. L’attitude, contestataire pour le moins, est celle d’un insurgé qui associe l’acte artistique à une démarche politique. L’empire des sens a pour finalité de parcourir un spectre de sentiments et de raisonnements qui invitent à penser que l’œuvre est celle d’un individu guidé par la passion des sens (artistiques ou autres) en même temps qu’il s’interroge sur l’essence de la passion (celle du cinéma autant que la passion amoureuse).
L’empire de la passion, second film d’Oshima présent dans le coffret, est beaucoup plus sage. En apparence au moins. Le film colle à la codification du Pinku Eiga en teintant le tout d’une veine fantastique qui flirte avec des genres cinématographiques populaires assez éloignés de l’univers d’Oshima. Ici, c’est l’inverse de L’empire des sens : tout est simulé et les scènes de sexe sont assez découpées (tout en respectant la bienséance). Là encore, l’objectif est de contrarier les évidences imposées par le système de production japonais. Oshima joue avec les codes, avec le montré, le suggéré. L’empire de la passion complète presque le propos de L’empire des sens.
À travers l’exploration des possibilités narratives et formelles offertes par le discours qui hante la question de la sexualité, donc du corps, Oshima retrouve ou rejoint quelques principes qui avaient animé les peintres japonais du début du XVIIème siècle. Le shogunat Tokagawa, engagé dans une politique autoritaire et l’austère, invite à l’insubordination lorsqu’il sera question de décider de ce qui fait art ou non. Des artistes vont répondre à la disparition physique des représentations picturales des classes populaires par la production de tableaux de mœurs et de coutumes, ce sont les fūzokuga. Puis, les peintures se diversifient : scènes de la vie quotidienne des gens du peuple, représentations de scènes du théâtre kabuki, portraits de prostituées et enfin de paysages se diffusent grâce à l’estampage. Ces peintures révolutionnent l’art visuel japonais et sont aussi le témoignage de la mutation du Japon.
Comme Oshima qui joue ici avec le voir, le regard, ces peintures ont pour but premier d’inviter l’esprit à imaginer des scènes plus vastes à partir de l’image simple et, bien sûr, de satisfaire les plaisirs visuels des classes prolétariennes. Elles se nomment estampes Ukiyo-e. Le mouvement est le témoignage d’une rupture radicale et profonde dans la société japonaise : par les sujets de l’Ukiyo-e (théâtre, prostituées, paysages), le courant est aussi une sorte de mot d’ordre au laisser-aller, à jouir de l’instant présent car il ne se conçoit que sous l’angle du provisoire de l’existence.
C’est là qu’Oshima s’inscrit dans la continuité des œuvres d’Utamaro, d’Hokusai ou encore d’Hiroshige, dans la conscience que l’artiste se doit de tenir une posture morale et politique. Ce qui fut vrai pour la peinture l’est, aux yeux d’Oshima, pour le cinéma japonais. Comme ces peintres célèbres, Oshima dépeint dans ses deux films la réalité des activités professionnelles et la crudité comportementale des êtres humains. Oshima ne gomme rien des travers de ses compatriotes, il les montre comme il les voit, comme il les pense, comme il les imagine. Pour le cinéaste, ils ne sont qu’une émanation des dérives politiques et institutionnelles qui les conditionnent. Dans la peinture que L’empire des sens et que L’empire de la passion propose du monde japonais (étude de mœurs), par l’intermédiaire du questionnement formaliste soulevé (la représentation et les normes du cinéma japonais), nul doute qu’Oshima souhaitait souligner les incohérences d’un système sociétal qui œuvre à contrôler les populations par une censure qu’il est aisé de contourner. S’il en fallait une preuve, le coffret de Carlotta Films consacré à l’auteur tombe à point nommé.
Crédit photographique : ©Argos Films et Oshima Productions. Tous droits réservés. / © 2024, La Boutique Carlotta Films
LES SUPPLÉMENTS (EN HD) :
UHD 1 / BLU-RAY 1
. L’HISTOIRE DU FILM (41 mn)
. LA PASSION SELON EIKO MATSUDA (26 mn – HD)
. 6 SCÈNES COUPÉES (12 mn – HD)
. IL ÉTAIT UNE FOIS… "L’EMPIRE DES SENS" (54 mn – Couleurs et N&B – HD)
UHD 2 / BLU-RAY 2
. SUR LE TOURNAGE (14 mn)
. CINÉ ÉROS MADE IN JAPAN (16 mn)
. BANDES-ANNONCES ORIGINALES
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE
UN LIVRE DE 160 PAGES : LA RÉVOLTE DE LA CHAIR par Stéphane du Mesnildot
(INCLUS 45 PHOTOS D’ARCHIVES)
UN VISUEL EXCLUSIF CRÉÉ PAR ADAM JURESKO