Accueil > Jeux vidéo > Rain world
Dans tous les domaines artistiques, il arrive qu’une œuvre soit décriée par les critiques lors de sa révélation alors que le public lui trouve certaines qualités, jusqu’à former une communauté active et ancrer le sujet dans les esprits. De par un calendrier des sorties surchargé lors de son dévoilement, fin mars 2017, Rain world n’a pas reçu l’attention nécessaire à la compréhension de son offre artistique. Pourtant, la création de Joar Jakobsson est parvenue à se forger une solide réputation et certains influenceurs en reparlent depuis peu. C’est donc que l’expérience apportée par ce jeu est parvenue à atteindre les consciences. Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Dans Rain world, le joueur incarne une petite créature, un slugcat. Nul dialogue ou texte pour nous mettre dans le contexte. Une simple cinématique introduit le joueur en présentant l’étrange animal qu’il contrôle comme un enfant perdu, séparé de sa famille lors d’une tempête. Les premières minutes du jeu consistent ensuite à se mouvoir dans un espace sauvage pour trouver de la nourriture en échappant à des créatures affamées. Dans la lignée des réflexions de Shigeru Miyamoto avec les premiers Mario et Zelda, le début du jeu ancre de façon directe l’expérience globale dans l’esprit du joueur. Retrouver le foyer perdu et survivre sont les objectifs autour desquels le gameplay gravite. Pour le joueur, tout s’inscrit donc dans des considérations primitives et universelles qui permettent une synchronisation simplifiée entre le joueur et son avatar.
Ces lignes directrices font traverser au joueur un univers aussi mystérieux qu’hostile. D’autres bêtes, parfois gargantuesques, parcourent les labyrinthes mécaniques et peuvent s’en prendre au slugcat pour apaiser leur faim. La loi de la jungle prévaut et au vu de la taille du slugcat, il est clair que vous êtes en bas de la chaîne alimentaire. Néanmoins, elles diffèrent des monstres classiques qui habitent les jeux vidéo de par leur structure technique. La norme actuelle est aux antagonistes motivés par des “paterns”, des animations préconçues lancées selon un comportement simple consistant à vaincre le joueur. Les créatures de Rain world sont en revanche composées de multiples ancres avec leur propre physique que leur Intelligence artificielle tente de mettre en mouvement en accord avec un désir individuel de survie.
En résumé, cette structure fait de chaque animal une entité capable d’adapter son comportement et sa gestuelle à son environnement ainsi qu’aux actions du slugcat. Il est même possible de nourrir certains animaux et ainsi de les dresser en leur faisant comprendre qu’aider le joueur est à leur avantage. Grâce à la dimension adaptative de l’IA, les habitants de ce monde ont une dimension organique réaliste qui donne naissance, non pas à une série d'obstacles pré-calculés, mais à un écosystème dont le joueur fait partie intégrante, empêchant de fait le joueur d’entrer dans certains automatismes qui brouilleraient son immersion. D’autant que l’avatar du joueur se mue selon des principes techniques similaires à ceux des autres créatures. Une équivalence semble se former entre l’IA et le joueur dans leur rapport à l’entité contrôlée. Ce dernier semble alors perdre son statut de protagoniste pour celui de simple explorateur de ce monde vivant hors de lui.
Un univers qui implique par ailleurs un investissement certain pour se révéler. À l’image de Dark Souls, les informations qui permettent de révéler le passé de ce monde sont parcellaires. Perdu tel Jakobsson lors d’un voyage en Corée dont il s’inspira pour créer le jeu, c’est au joueur d’être archéologue, de déduire l’histoire de ce monde où la nature se dispute l’espace avec le mécanique. En ressort la révélation d’une civilisation ancienne, disparue et tourmentée, à l’origine d’une religion aux règles austères et des machines qui oppressent par leur gigantisme et leur omniprésence. La compréhension de ces anciens révèle alors une dimension métaphysique inattendue.
Lorsque le slugcat décède, il réapparaît ailleurs et le joueur reprend sa route. Cette mécanique consubstantielle au jeu vidéo, le “respawn”, se révèle diégétique. Les habitants de ce monde sont prisonniers d’une forme d’immortalité dont les anciens tentaient de s’extraire par une ascension, dont ils ne comprenaient pas eux-mêmes les règles, vers un au-delà purement théorique. Seule une religion imaginée la plus ascétique possible, jusqu’à faire de la camaraderie un péché, leur semblait un moyen de quitter ce monde. Sachant que le slugcat, en survivant, peut accumuler du karma pour ouvrir d’autres portes, l’univers de Rain world semble clairement marqué par des idées hindouistes de réincarnation plutôt que par la révélation monothéiste.
Une réflexion naît alors d’une comparaison entre les témoignages des anciens, marqués par le tourment, et la vie du slugcat. Le joueur a vu la joie de la vie innocente de son avatar auprès de sa famille, mue par des considérations aussi simples que savourer un fruit, contempler la nature et apprécier la présence de l’autre. L’inverse des anciens qui, dans leur quête effrénée d’ascension, de mort, créèrent des super-structures informatiques, les iterators désormais obsolètes, sans but, mais incapable de mourir. Le monde est donc marqué par un génie dont ne restent que des témoignages de malheur et des réalisations qui enlaidissent le paysage, désormais entre le cimetière et la décharge. À travers le regard du candide slugcat, les spéculations et réalisations des anciens posent au joueur des questions complexes sur le bonheur et la transcendance.
Finalement, l'œuvre de Jakobsson se propose moins comme une histoire à suivre qu’un univers à découvrir. En offrant le plein contrôle de la mécanique corporelle des entités à des intelligences artificielles complexes et libres de s’adapter, Rain world se voit habité par un écosystème imprévisible, proprement vivant. Le joueur, à l’image de son avatar slugcat, est une personne innocente, vierge de toute idée reçue sur cet univers. Il peut ainsi parcourir les superstructures des anciens à sa guise, libre d’interagir comme il l’entend avec leur monde et tirer les conclusions qu’il souhaite de leurs réalisations. Rain world se veut ainsi une création reposant principalement sur les interactions du joueur avec un système complexe. Sauf qu’ici, le système réagit, s’adapte au joueur, remettant en question le principe des patterns. En somme, une œuvre purement vidéoludique qui porte autant une réflexion sur une règle fondamentale du jeu vidéo que sur des questionnements plus larges à l’aide des techniques modernes.
Crédit image : Copyright 2024 Videocult LLC