Accueil > Bande dessinée > Zorro : d'entre les morts
Depuis que l’étude de la fiction existe, il est connu que rien ne naît ex nihilo. Tout genre et personnage existe pour porter quelque chose de précis en s’incarnant dans des figures emblématiques, elles-mêmes fondées sur des prédécesseurs. Lorsqu’un artiste s'essaie à détricoter ces codes, l’exercice est alors risqué mais intrigue. Le super héros ne fait pas exception. Aussi, ces dernières années, Sean Murphy a beaucoup fait parler de lui grâce à sa réinvention du personnage de Batman. Sa série du White Knight porte en elle une réflexion sur le personnage dans toute ses dimensions, de son rapport à la violence à la psyché de son alter égo Bruce Wayne, notamment à travers la réécriture du passé de sa famille, bien moins glorieux que dans d’autres versions. L’intérêt est donc de mise lorsque l’auteur se penche sur le personnage qui donna naissance au fameux chevalier noir : l’intrépide Zorro.
Cette aventure propose une approche des plus atypique. Plutôt que de suivre les pérégrinations du cavalier noir, l’histoire débute avec un acteur déguisé en Zorro ferraillant devant un public fêtant le Dia de los muertos et une caméra, une grande affiche du personnage en fond. L’existence du héros est ici diégétique. La population de la ville mexicaine de La Vega glorifie un Zorro qui aurait apparemment existé. Les intentions de Murphy avec cette histoire sont ainsi établies dès les premières pages. Au-delà de l’aventure épique, le récit a vocation à interroger sur l’image de Zorro et, plus généralement, le rapport entre le public et la figure du héros.
Cette réflexion sur l’imaginaire héroïque se fait à travers deux personnages, Diego et Rosa, les enfants de l’acteur jouant le héros en noir. Là aussi, leurs rôles sont établis dès le départ. Lors de la fête, Diego est déguisé en Zorro et sa sœur considère la croyance en Zorro comme puérille. Après cela, le criminel El Rojo assassine leur père. Diego, qui souhaite l’aider alors qu’il est trop tard, est alors emporté contre son gré dans l’église, apposant au passage son sang sur le signe de Zorro, tandis que Rosa fuit avec la foule. L’un sera lié à jamais au héros passionné tandis que l’autre sera dans la fuite rationalisée.
Cette dualité incarne dans le récit la thématique psychologique de lutte entre la raison et l’irrationnel. Celle-ci s'accentue lorsque Rosa, devenue adulte et travaillant pour les criminels qui asservissent son village, verra ceux-ci tuer l’homme qui s’occupait de son frère devenu mentalement instable et mutique. La disparition de ce mentor, grand amateur du héros masqué qui citait les acteurs Guy Williams et Tyrone Power comme modèle, provoque une bascule chez Diego qu’il a entraîné toute ces années. Le petit frère apparaît alors dans une image à la structure en apparence classique. Son visage est divisé en deux par l’épée qu’il pointe vers le ciel. Censé afficher la résolution d’un homme, l’un des yeux est ici plus grand ouvert que l’autre. La symétrie est brisée. Ce n'est donc pas un héros déterminé que nous suivons, mais un fou. Une thématique courante dans les œuvres de Murphy.
Au grand malheur de Rosa, Diego se prend pour le véritable Zorro du XIXème siècle et se lance donc, à son image, dans une quête chevaleresque contre l’oppresseur. Rosa n’hésite pas à le comparer à Don Quichotte, figure chevaleresque incarnant l’idéalisme anachronique, mais malgré tous ses efforts pour l’inciter à fuir, celle-ci ne parvient pas à le faire changer d’avis. Diego doit sauver La Vega et, à la stupeur de sa sœur, le peuple de la ville le suit dans son délire. Il faut dire que Zorro possède sa propre statue à l’intérieur de l’église, encadrée de cierges à l’image des statues de saints. Tout comme ceux-ci, le héros est une figure divinisée qui apporte espoir et force. La question se pose sur la frontière entre la folie suicidaire et la foi salutaire.
C’est que le saint catholique et le super héros, dans un parallèle assumé, répondent tous deux au même besoin populaire. L’un comme l’autre s’inscrivent dans l’archétype du surhomme. La figure mythologique porteuse de valeurs qui, par leur incarnation, les rend à portée des individus. Raison pour laquelle la révolte du peuple contre El Rojo ne peut se lancer que par l’arrivée de Zorro. Mais sans El Rojo, il n’y aurait pas eu de Zorro non plus. Sean Murphy respecte ainsi la règle fondamentale du récit super-héroïque qui veut que l’existence du héros et sa némésis soient dépendantes l’une de l’autre.
Ce n’est pas un hasard si les parallèles entre le Zorro de Murphy et le chevalier noir de Gotham sont nombreux. Le jeune Diego voit son père assassiné par un criminel, tel Bruce Wayne, dont la stabilité mentale est elle aussi remise en question par certains auteurs, avant de porter un costume et un titre inspiré d’un animal. Les deux semblent les deux faces d’une même pièce malgré un cadre culturel différent. Du stoïcisme tout anglo-saxon de Bruce Wayne, on passe à la fougue hispanique de Diego. Du dédale urbain et gothique de Gotham, on passe aux vastes terres sauvages mexicaines imprégnées de catholicisme. Et du détective qui assiste les forces de l’ordre américaines, on passe au porte-étendard de la révolte populaire contre un dictateur, dans la continuité d’un certain imaginaire sud-américain.
Par ailleurs, si Sean Murphy lie de façon immanquable l’aventure de Diego et Rosa à la célébration du Dia de los muertos, c’est que ce moment porte une signification particulière. Bien qu’il s’agisse d’une fête catholique, ces festivités sont avant tout le fruit d’une forme de syncrétisme avec les influences pré-colombiennes qui marquent la culture mexicaine. La fête des morts s’imprègne d’une forme de chamanisme cohérente avec l’image du super héros. Zorro, qui signifie renard en espagnol, emprunte à l’animal son agilité et sa ruse. Tout comme Batman emprunte à la chauve-souris ses capacités à voler et terroriser. En somme : Deux mondes, mêmes règles.
C’est là toute l’ambition de l’auteur. Sean Murphy ne cherche ainsi pas tout à fait à réinventer le cavalier qui surgit hors de la nuit mais à mettre en exergue les fondements de la figure du super héros par l’usage de ses codes dans un cadre culturel différent. Si le Batman qu’il nous fait découvrir dans sa série White Knight s’inscrit plutôt dans une réinterprétation des origines et messages véhiculés par le chevalier noir lui-même, son Zorro s’inscrit dans une réflexion plus globale sur la figure du surhomme. Le message étant que si celui-ci revient d’entre les morts, ce n’est pas parce que le personnage de fiction a du succès et est original, mais bien parce que l’archétype lui-même, inscrit dans un besoin humain fondamental, est intemporel et universel. En un sens, immortel.
Crédit image : Copyright Urban Comics