Splitscreen-review Image du film de Fritz Lang intitulé Les Nibelungen

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Les Nibelungen

Publié par - 4 septembre 2024

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Revoir Les Nibelungen aujourd’hui apporte, contrairement à ce que l’on pourrait penser, son lot de surprises. Déjà parce que la qualité de la copie proposée par Potemkine Films dans cette remarquable édition Blu-ray (le contenu éditorial est loin d’être en reste : documentaires riches, analyses de séquences) offre au spectateur un accès enthousiasmant à tout ce qui concerne l’aspect visuel (très impressionnant) du film. Mais aussi parce la distance temporelle qui nous sépare des débats que le film a suscités permet d’estimer l’œuvre sans souffrir des modes ou des courants de pensée dominants à l’époque des précédents commentaires.

Les Nibelungen repose sur une construction méthodique qui, à partir de la forme filmique, explore différents thèmes qui sont autant de possibilités narratives offertes aux spectateurs pour s’approprier le récit. Schème usuel chez Lang puisque le cinéaste, dès ses premiers films, n’a cessé d’organiser son travail afin de questionner le spectateur autour de ses thèmes favoris. L’intention est simple, évidente : ouvrir un dialogue ou un débat intérieur avec l’observateur. Mais c’est aussi là, sans doute, que l’œuvre contient en germe ce qui a pu lui nuire. Car le film peut se laisser pénétrer de différentes projections individuelles et donc embrasser des idéologies diverses et variées.

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Les Nibelungen est sorti sur les écrans en 1924. Concédons qu’il est impensable, pour mesurer la portée de l’œuvre et accepter la nature des débats autour de celle-ci, de ne pas considérer le contexte du travail de Lang. Les événements qui se sont déroulés à l’époque en Allemagne (putsch avorté de Munich en 1923 et la médiatisation “publicitaire” du procès d’Hitler qui en a découlé) ont eu un impact certain sur la population allemande et donc sur les artistes de l’époque. À ce titre, des idées nationalistes commencent à germer dans les consciences, ce qui n’épargnera ni Lang, ni Thea von Harbou, sa compagne scénariste des Nibelungen. Nous savons également, ce n’est pas un secret savamment gardé, que le film séduisit quelques membres du Parti national-socialiste allemand et plus particulièrement Joseph Goebbels qui deviendra le ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich entre 1933 et 1945. C’est sans aucun doute cette fascination de Goebbels (Hitler n’en pensait pas moins) pour le film de Lang qui a contribué et qui contribue encore aujourd’hui à entretenir une certaine méfiance vis-à-vis des Nibelungen.

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Que peut-on finalement reprocher à Lang avec ce film ? De servir une idéologie nauséabonde ? De se laisser envoûter par un nationalisme qui s’octroie les faveurs des couches populaires ? Ces lectures possibles des conditions d’existence et d’émergence de l’œuvre apparaissent cependant simplistes au regard de la complexité des Nibelungen. Ce sont là des raccourcis que nous nous refuserons d’emprunter. Il nous semble d’ailleurs que ce qui importait à Lang, avant M le Maudit, n’était pas tant le contenu philosophico-historique d’une œuvre mais plutôt comment cette dernière servait d’étude à ses propres obsessions intellectuelles.

Que le film fut “récupéré” et revisité par l’idéologie nazie ne doit pas être imputé à Lang. En revanche, il est à considérer que Lang, en 1924, n’était pas dupe du terreau nationaliste répandu ici ou là dans le scénario de Thea von Harbou. Conciliant, Lang ? Peut-être, certainement même. Mais il ne faut occulter non plus qu’assez rapidement les idées politiques de von Harbou feront voler en éclats le couple le plus prolifique du cinéma allemand des années 1920 jusqu’à la séparation effective et définitive des deux artistes en 1933.

Quant à considérer Lang comme un antisémite, comme l‘ont prétendu certains, il convient de rappeler que sa mère, née Pauline Schlesinger, était de confession juive. Une fois exposés ces éléments, que faire des Nibelungen aujourd’hui ? Simple : revenir au film pour ce qu’il nous montre du cinéma de Lang, revenir au film pour ce qu’il est.

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La chanson des Nibelungen fait ici l’objet d’une transformation structurelle qui, finalement, rejoint la manière dont Lang appréhende la mise en scène au sens large du terme. Dans ce film-ci, l’art de Lang, au niveau du narratif, s’exprime avant tout dans sa façon de transformer l’épopée initiale en tragédie. Le tragique traverse l’œuvre entière de Lang.

Toujours, ses films montrent des individus qui se battent contre des forces qui les dépassent sans jamais pouvoir se soustraire à leur influence. Le film composé de deux parties de plus de deux heures chacune (Siegfried et La vengeance de Kriemhild) s’architecture en suivant un processus qui respecte cette loi de l’inéluctable et explore nombre de possibilités expressives tant au niveau du récit (construction identitaire, épreuves morales et physiques) que de la forme (jeu de correspondances entre les cadrages, les mouvements d’appareil et la présence des comédiens, matérialisation visuelle de l’état d’âme des personnages et de Siegfried en particulier). Dans Siegfried, avant de confronter le héros aux épreuves qui le conduiront à sa perte, des situations se répètent. La reproduction de certaines dispositions scéniques et narratives a deux fonctions : mesurer l’évolution de Siegfried et lui laisser l’opportunité de s’affranchir de son destin. Comme le titre de cette première partie l’indique, rien n’y fera. Ce n’est donc pas la finalité de l’histoire qui intéresse Lang mais bien comment le héros parvient au terme de son existence.

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Le chant 1 de Siegfried situe le personnage : en apprentissage chez Mime (Georg John), Siegfried (Paul Richter) parvient à forger une épée qui traduit le niveau d’excellence atteint en ce domaine. Sigfried sort de la forge, une grotte, pour atteindre l’air libre. Il entend un récit concernant la magnificence de Worms, la cité où siègent les Burgondes. Séduit, Siegfried entreprend un voyage qui, au lieu de le ramener chez lui, le conduit vers son destin. Mime, lors du départ du héros, annonce la fin, déjà. Siegfried devra traverser d’abord un monde hostile (une forêt aux qualités proches des forêts des contes) qui nécessitera de se servir de son épée pour vaincre un dragon. Puis, le héros reproduira un schéma d’apprentissage proche de celui qui ouvre le film : sur un territoire brumeux et lugubre, Siegfried rencontre Alberich, le roi des nains et gardien du trésor dérobé aux filles du Rhin. Notons que pour ajouter à la symétrie narrative, Lang a choisi un acteur pour interpréter plusieurs rôles dans les deux films : Georg John interprète Alberich et le personnage de Mime vu plus tôt dans le film avant d’apparaître à nouveau dans La vengeance de Kriemhild, à nouveau comme agent du destin, en revêtant les traits de Blaodel, le frère d’Attila. Le phénomène répétitif est parfait : une grotte, la découverte de richesses nouvelles, une épée, un trésor. Siegfried progresse. Il trace son chemin. Mais les leçons ne sont pas retenues. Mime avait déjà mis en garde Siegfried en lui professant une destinée que l’ambition du héros rendrait funeste. Dans la répétition des péripéties, Siegfried, cette fois, franchit une étape qui scelle définitivement son destin : Alberich maudit Siegfried et tous ceux qui s’empareront du trésor. Reste à voir comment.

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À l’évocation du sort que Lang réserve au développement de l’intrigue, il paraît presque évident que le cinéaste se préoccupe plus des possibilités formelles offertes par le scénario que de la profondeur potentielle du texte original. Ce qui se vérifie d’ailleurs par le traitement des personnages qui, au-delà d’un jeu daté, peinent à incarner des sentiments que le spectateur peut partager. Il faut d’ailleurs noter combien Lang, ce ne sera pas le cas dans tous ses films, dirige ses comédiens d’une manière systématiquement antinaturaliste : les emprunts aux caractéristiques du jeu d’acteur expressionniste sont permanents. L’usage de ce type de jeu n’est pas anodin. Lang reprend à son compte l’essence du jeu d’acteur expressionniste. La déréalisation des mouvements et de l’expression des sentiments sur les visages avaient pour fonction de rompre le charme de l’identification entre le comédien et le spectateur. Agir ainsi rejoignait l’un des fondements de l’art expressionniste, s’adresser à l’intellect du spectateur et non à ses émotions. Donner à comprendre des sentiments complexes. L’importance de la forme.

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De ce point de vue, la beauté du film réside (dans Siegfried au moins puisque La vengeance de Kriemhild fera place au désordre et au chaos), dans une harmonieuse suite d’installations d’éléments hétéroclites qui architecturent les cadrages. Car il s’agit, à travers l’image, de verser dans un fantastique qui crédibilise l’univers pensé par Lang et ses décorateurs afin de répondre aux réflexions du cinéaste. D’une certaine manière, le merveilleux qui se dégage du film, son atmosphère, répond au chant épique initial. Aussi, le spectateur en quête de profondeur psychologique des personnages devra nécessairement considérer chaque plan pour mesurer l’évolution des protagonistes. Le propos de Lang est là, dans l’image, dans la conception de celle-ci. Le cinéaste questionne même la sémantique dans la mesure où les valeurs de plans sont ici conditionnées par la volonté de retranscrire une pensée plus ou moins abstraite et non comme un signifiant syntaxique.

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Il ne faut pourtant pas résumer Les Nibelungen à une expérience formaliste. Car les qualités du film se situent aussi, au-delà des questions graphiques de l’image, dans la faculté de Lang à greffer sur La chanson des Nibelungen toute une imagerie répondant à une logique hypertextuelle. Le film emprunte en effet autant au poème médiéval (le texte originel), aux principes shakespeariens (le drame qui devient tragédie, la force du destin, la vengeance, etc.), aux légendes chevaleresques (la Table Ronde), au récit biblique (affronter les forces du Mal, le dragon, le serpent en particulier), à la mythologie grecque (nombreux points de contact entre les Burgondes du film et les Atrides) et, bien sûr, à certains principes psychanalytiques (la sexualité, le fonctionnement en miroir des couples Gunther/Brunhild et Siegfried/Kriemhild, notamment dans le rapport Eros-Thanatos et son inversion à la fin de la première partie jusqu’à ce que Kriemhild ne devienne une réplique de Brunhild dans la seconde partie).

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Au regard de ces considérations, le propos languien ne peut donc se résumer à un simple épanchement nationaliste. Au contraire finalement. Car si Lang explore quelques éléments qui ont servi de support aux discours de l’extrême droite allemande de l’époque (la dimension aryenne de Siegfried, le mythe d’un surhomme nietzschéen repensé, les valeurs morales de Siegfried, la loyauté, etc.), c’est pour mieux en formuler la critique qui s’exprime essentiellement à travers l’inconsistance du personnage de Siegfried et dans l’obstination destructrice de Kriemhild.

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Crédit photographique : Copyright MK2Films / Copyright PotemkineFilms

LE BLU-RAY:
Bonus:
- "Malheur au peuple qui a besoin de héros, à propos des Nibelungen", documentaire de Bernard Eisenschitz, historien et spécialiste de Fritz Lang (21 min - 2007)
- "L'héritage des Nibelungen", documentaire de Guido Altendorf et Anke Wilkening (70 min - 2011)
- "Les Nibelungen, échos de leur temps", analyse des références historiques par William Blanc, historien (31 min - 2024)
- Analyse de séquences par Louise Dumas, critique de cinéma (60 min - 2024)

le DVD:
Bonus:
- "Malheur au peuple qui a besoin de héros, à propos des Nibelungen", documentaire de Bernard Eisenschitz, historien et spécialiste de Fritz Lang (21 min - 2007)
- "Les Nibelungen, échos de leur temps", analyse des références historiques par William Blanc, historien (31 min - 2024)

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