All we imagine as light
Publié par Stéphane Charrière - 2 octobre 2024
Ceux qui avaient découvert le précédent long-métrage de Payal Kapadia, un documentaire intitulé Une nuit sans savoir, ne seront pas surpris par l’ouverture que nous propose ce premier long-métrage de fiction, All we imagine as light. Nous pourrions d’ailleurs croire à un nouveau documentaire tant la texture des images se rapproche d’une logique qui n’a de finalité que le réalisme que l’image se plaît à décrire.
Un long travelling effectué depuis une rame de métro permet aux spectateurs d’observer un univers qui reste généralement étranger aux personnes qui n’habitent pas Mumbaï. Le plan fait état d’une réalité crue, sans fard. Des petites échoppes, des épiceries, une activité de nuit qui ne laisse guère planer de doute sur une activité incessante. Dans ce quartier périphérique de Mumbaï, on travaille jour et nuit. La ville bouge, palpite, s’active à toute heure. Ce travelling latéral qui ouvre All we imagine as light a deux fonctions particulières. D’abord établir un lien physique entre des éléments constitutifs du film en respectant quelques règles de sémantique (relier physiquement les éléments filmiques entre eux) et, en même temps, relier la condition réaliste du contexte d’émergence de l’œuvre à la fiction que la cinéaste nous invite à suivre.
Ce premier travelling est donc affaire de correspondance, voire de coïncidence entre la fiction et le documentaire. Ici, le travelling devient la figuration de l’apport réciproque entre deux champs cinématographiques a priori (seulement) contraires : la fiction nourrit autant le documentaire que l’inverse. Car n’oublions pas que le champ fictionnel raconte toujours une vérité qui est en prise avec une réalité définie au préalable. Mais le travelling insiste par sa durée et renseigne aussi sur les intentions de Payal Kapadia. D’abord, le travelling est une manifestation de la réflexion formulée par la cinéaste sur une réalité politique et sociale (l’arrière-plan, le décor du film) qui va devenir le paysage du film. Car, à n’en pas douter, c’est là la seconde finalité du travelling, les individus qui empruntent le métro dans lequel se trouve le dispositif filmique ne sont que le miroir de ceux qui habitent la réalité qui nous est donnée à observer. Et réciproquement.
Une fois cette base esthétique, narrative et thématique posée, Payal Kapadia introduit ses personnages et entame le récit fictionnel qui va nous préoccuper. Le narratif s’élabore autour de trois trajectoires, celles de trois femmes, trois infirmières, toutes trois d’âge différent. Il y a tout d’abord Anu (Divya Prabha), la plus jeune, Prabha (Kani Kusruti), d’âge intermédiaire et Parvaty (Chhaya Kadam), la plus ancienne. Trois femmes aux trajectoires représentatives de ce que vivent les populations de certaines régions du monde. Trois femmes venues de régions rurales à Mumbaï afin de trouver un travail qui pourrait combler leurs attentes ou leurs besoins personnels ou familiaux. Car les motivations de chacune diffèrent et se complètent pour composer une vision globale et représentative de la condition féminine en Inde. Toutes trois sont dépendantes d’un déterminisme familial qui répond à des logiques qu’aucune d’elle n’est en mesure de comprendre ou d’accepter. Toutes subissent une situation qui les contraint à réprimer leurs désirs et leurs aspirations. Les motifs d’insatisfaction de chacune relèvent de domaines différents : nécessité financière, influence religieuse ou encore par atavisme social. Il en résulte que les trois femmes vivent dans une forme de servitude qui leur interdit toute possibilité d’épanouissement.
All we imagine as light se développe autour d’une trame émancipatrice qui vise à construire de manière méthodique, par le narratif et la forme filmique, un récit qui doit conduire ces trois femmes vers la lumière, celle qui est imaginée ou espérée dans le titre, bien sûr. Car ce que le film montre avant tout, c’est le pouvoir de nuisance d’une éducation et d’un système social conditionnés par des choix politiques difficiles à infléchir. Les trois personnages sont des infirmières, elles gagnent relativement correctement leur vie mais, malgré cela, le poids d’un fonctionnement familial dicté par une appartenance à des castes et à un statut genré leur impose un schéma qui structure leur quotidien dans son déroulement.
Rien ne semble pouvoir en modifier les orientations ; même les sentiments amoureux, sensés être incontrôlables, restent conditionnés par le rôle de chacune des personnages. Enfin pas tout à fait puisque Anu, la plus jeune des trois femmes, vit, elle, une histoire d’amour désapprouvée majoritairement. Anu, de confession hindouiste, est amoureuse d’un jeune musulman et leur histoire trouve sa plénitude dans une sexualité assumée. Sur ce point, le film se livre à une auscultation intergénérationnelle. Si pour Prabha un espoir émancipateur subsiste, pour Parvaty, la plus âgée, en revanche, rien ne lui permettra d’échapper à ce pour quoi elle a été conditionnée. Encore que.
Un espoir demeure puisque Parvaty ne sera pas la dernière à accepter, tolérer voire encourager Anu à vivre pleinement son histoire d’amour. Parvaty cédera à une forme d’adhésion tacite qui lui est imposée par la réalité à laquelle adhère Anu et qui questionne les certitudes avec lesquelles Parvaty a toujours vécues. Le cas de Prabha est plus complexe puisqu’elle se libère de ses chaînes de manière progressive. Il faut dire que sa situation est singulière. Prabha vit seule à Mumbaï. Son époux travaille à l’étranger, en Allemagne. Prabha partage un appartement avec Anu. Cette dernière revêt le rôle d’une fille spirituelle pour Prabha. Anu est celle qui, par un inévitable conflit générationnel, diffuse à travers son comportement ou ses propos des idées qui questionnent les certitudes familiales et sociales de Prabha.
Deux éléments dramaturgiques, au-delà de la situation d’Anu, viennent interférer et coïncider avec ce que la morale impose. En réponse à la naissance de sentiments amoureux et impossibles à réprouver à l’encontre d’un médecin qui lui fait une cour assidue, Prabha imagine des situations qui la confrontent à la présence diffuse et lointaine de son mari. Les sentiments de Prabha, s’ils ne la conduisent pas à opter pour des choix radicaux immédiatement vérifiables dans le cours du film (acter une séparation définitive avec son mari et entamer une liaison avec le médecin), enclenchent cependant un mécanisme de libération de l’emprise du masculin sur Prabha.
Premier indice. Le mari de Prabha lui adresse depuis l’Allemagne un autocuiseur moderne. Sans y paraître, ce qui en dit long sur les intentions de Payal Kapadia, Prabha range l’appareil dans un placard d’où il ne sortira jamais. C’est une façon discrète mais efficace de nous renseigner sur les transformations que vit intérieurement Prabha et qui conduisent à nier l’emprise du masculin sur sa personne. Quelle en est la cause ? Anu ? L’insistance du médecin ? Des désirs inassouvis et ravivés par la relation d’Anu avec son amant ? Sans doute un peu de tout ceci. Pour que la mue du personnage s’accomplisse et que Prabha se libère de sa condition première, il faudra que l’émotionnel, après maturation, soit assimilé par l’intellect. Il faut que cela devienne un choix effectué de manière rationnelle.
Une séquence laisse présager de l’issue. Dans la seconde partie du film, lorsque Prabha et Anu accompagnent Parvaty contrainte de rentrer dans son village pour régler une situation administrative, un plan ouvre sur une séquence onirique qui traduit les interrogations et les conflits intérieurs qu’éprouve Prabha. Dans le cadre, sur le tiers droit de l’image, un jeune garçon regarde la plage située en arrière-plan. Prabha est assise sur la gauche du cadre et regarde, elle, au loin, perdue dans ses pensées. Soudain, sur la plage, un corps est repêché. Prabha, au regard de sa profession, intervient spontanément pour prêter secours à l’individu qui gît sur la plage. Prabha intervient et sauve l’homme retrouvé dans les filets des pêcheurs. La séquence agit comme un mécanisme déclencheur qui va permettre aux affects de rencontrer l’intellect. Une fois le processus accompli, c’est-à-dire une fois que Prabha aura concilié raison et sentiments, un plan reprendra à l’identique la configuration du plan qui a initié cette parenthèse onirique mais cette fois de nuit. Le jeune garçon se trouve toujours sur le tiers droit de l’image dans la même position et dans une valeur de plan identique. Il regarde toujours en direction de l’océan. Désormais hors champ, dans le noir, Prabha intervient et interroge le jeune garçon. Un dialogue entre Prabha et le réel se réinitie.
Cette scène marque la fin du cheminement mental, retour à la réalité. Prabha a activé un processus qui la conduit à une métamorphose. Pas n’importe laquelle. Le changement qui opère ici affranchit Prabha de sa condition de caste et de genre. De ce point de vue, All we imagine as light assume un propos politique et ouvre sur un monde différent, sur des possibilités sociétales que Payal Kapadia choisit de ne pas nous montrer mais que la cinéaste nous laisse imaginer une fois que la lumière de la salle sera rallumée, une fois que nous retournerons vers notre réalité respective, riches de ces belles rencontres.
Crédit photographique : Copyright Condor Distribution