Splitscreen-review Image de The Apprentice de Ali Abbasi

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The Apprentice

Publié par - 9 octobre 2024

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Après Les nuits de Mashhad, présenté en 2022 au Festival de Cannes, Ali Abbasi était à nouveau invité en compétition en mai dernier avec un film au sujet intrigant au regard de cette année d’élection présidentielle américaine. The Apprentice se penche sur l’ascension sociale et possiblement politique de Donald Trump dans les années 1970/1980. Même si le sujet du film invite à des interrogations politiques et sociales, il ne faudrait pas limiter The Apprentice à son seul contenu. Ce serait oublier qu’Ali Abbasi appartient à cette génération de cinéastes qui ont une conception particulière du film. Le travail d’Ali Abbasi consiste à emprunter à différents genres pour créer un cinéma hybride constitué d’un mélange des formes comme en a témoigné de manière archétypique le brillant Border sorti en 2019.

Particulièrement attendu pour vérifier l’aptitude d’Abbasi à se fondre dans une logique américaine de fabrication du film, The Apprentice ne déçoit pas. À l’image des précédentes œuvres du cinéaste, The Apprentice est habile et même virtuose dans sa capacité à reproduire une logique narrative et une esthétique propre aux images télévisuelles ou cinématographiques des années 1970/1980. Cette qualité permet d’ailleurs au film de jouer de manière sourde avec les sensations vécues par le spectateur. Car l’imagerie du film compose à elle seule une sorte de dialectique qui propulse The Apprentice au-delà du simple récit biographique auquel certains commentateurs ont souhaité le cantonner. En regardant le soin apporté à la reconstitution, une question surgit : que convoque cette imagerie datée (esthétique, assemblage de plans) et assortie de musiques d’époque ? La réponse pointe dans les grandes lignes la dialectique énoncée : un mélange de nostalgie et une distance critique vis-à-vis des situations décrites au fil des séquences.

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Là débute l’habileté d’Ali Abbasi. Car la fibre nostalgique sur laquelle repose une partie du propos rejoint les promesses électorales trumpistes qui se structurent autour d’un retour en arrière amplement souligné par une reprise littérale de tout ou partie de discours tenus par Ronald Reagan, président des États-Unis entre 1981 et 1989. C’est, par exemple, le célèbre « Make America great again » prononcé par Reagan et repris tel quel par Trump. Mais le principe contient en lui-même sa propre contradiction puisqu’il invite le spectateur à porter un regard critique sur la période que le film évoque mais aussi sur le message nostalgique qu’il contient. Est-ce que la promesse d’un retour en arrière en adoptant tous les fondements de la politique reaganienne peut s’envisager avec sérieux au regard des enjeux sociétaux et autres qui attendent les États-Unis et le reste du monde en ce XXIème siècle ? C’est la question principale soulevée par la cohabitation des idées et des sentiments que suggère l’esthétique dans un débat que le film veut, pour une fois, apaisé et constructif.

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Nul doute que le développement dramaturgique, assez classique, et les élans formalistes datés années 1970/1980 ont contribué à tromper le festivalier, épuisé par le rythme des projections cannoises, sur la portée du film. Musique disco, construction scénaristique en écho aux films dossiers qui abondaient à l’époque, The Apprentice évite pourtant l’écueil du film au propos convenu conçu pour flatter les consciences d’une population acquise à une cause anti-Trump. L’intelligence d’Ali Abbasi se vérifie justement par la justesse du portrait de Trump lors de son ascension sociale. Trump n’est la cause de rien mais il est le symptôme des maux qui s’emparent de manière insidieuse de l’Amérique des années 1970/1980. Abbasi décrit ici de manière pertinente les blessures infligées à la conscience américaine par les assassinats de figures politiques américaines dans les années 1960 et, bien sûr, par les scandales qui ont plombé les administrations Nixon et Ford dans les années 1970. Ce que Ali Abbasi décrypte à travers la reconstitution d’époque et l’émergence du phénomène Donald Trump, c’est la défiance naissante des élites, avant qu’elle ne touche les classes populaires dans les années 2010, et du principe de démocratie.

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Derrière l’idée d’un biopic se cache un film qui décortique le processus qui transforme Donald Trump de potentiel looser à l’incarnation d’une réussite à l’américaine. Si le cinéma américain s’est plu, le film criminel en particulier, à peindre le passage du rêve américain en cauchemar américain, The Apprentice apporte son lot d’informations aptes à renseigner sur ce qui distingue le rêve du cauchemar. Si Trump peut incarner une image de la réussite telle que promise aux audacieux qui savent exploiter ce que l’Amérique met à disposition de chacun pour atteindre une certaine félicité sociale, il ne faut pas perdre de vue que le terreau qui permet son ascension est, lui, constitué de ce que l’humanité est capable de produire de plus exécrable. Si Donald Trump s’extirpe de cet abîme, ce n’est pas parce qu’il est le pire produit de la société américaine mais parce qu’il apprend à s’accommoder, à jouer et à se servir des pires ignominies. D’ailleurs, le titre du film explicite cette intention : l’apprenti.

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À ce titre, le film déconcertera ceux qui adhèrent à l’idée très européenne et participative d’un antiaméricanisme primaire qui prétendrait que Trump (on pourrait lui associer certains autres présidents) serait un homme simple et simpliste. La dextérité dont le personnage témoigne dans l’acquisition des savoirs dispensés lors de son initiation aurait plutôt tendance à prouver le contraire. Il faut accepter que l’intelligence de Trump, certes fort éloignée de l’idée que les Européens se font d’un penseur, ce que Trump n’est pas assurément, corresponde à ce qui importe le plus à une partie de la population américaine : dire et faire importent plus qu’une aptitude à élaborer des concepts plus ou moins abstraits.

Pour parvenir à ses fins, il faut des moyens. Or, Trump, des moyens, il en a dès son plus jeune âge. Sa richesse et son nom lui ouvrent les portes d’univers qui resteront à jamais obscurs au commun des Américains. Alors Trump ouvre les portes et parfois même les enfonce. Le mélange de candeur et de certitudes qui habite le personnage de Trump attire (sa richesse aussi, ne le négligeons pas). Au pire, il soulève de la curiosité. Mais cela lui suffit car une fois la mécanique enclenchée, Trump devient inarrêtable. La rencontre qui va tout changer, c’est celle de Roy Cohn, avocat véreux et maître dans l’art de pervertir les meilleurs argumentaires. Cohn, c’est Pygmalion. C’est lui qui façonne Trump sans que ce dernier ne soit dupé quant aux intentions de son mentor qui fait figure de père de substitution. Cohn est celui qui, le premier, verra la créature susceptible d’être modelée à partir de la matière brute qu’est Donald Trump alors.

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Pour l’avocat, Trump n’est qu’un moyen d’étendre son emprise sur New York. Sauf que la créature Trump ne considère Cohn que comme une étape. Trump voit plus loin, plus grand. Alors, une fois les acquis consolidés, Trump se détourne de son mentor. D’autant que Cohn affiche une condition que Trump, archétype du mâle Alpha, ne peut supporter. Cohn est homosexuel. L’issue de leur relation ne fait aucun doute. Pour accompagner l’évolution du personnage de Trump, des musiques additionnelles jalonnent le récit en mélangeant les genres, principe qui souligne les métamorphoses de Trump autant qu’il renseigne sur la ligne temporelle qui régit l’ensemble du récit. Les adjonctions musicales ont un autre effet. Elles inscrivent la dramaturgie dans une forme de normalité qui banalise le comportement de Trump. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment apparaît dans le narratif le traitement réservé à la première épouse de Trump, Ivana. Cette dernière, non par méchanceté ou autre, se verra rejetée par Trump. La scène de la séparation est de ce point de vue épatante : tout contribue à en faire un épisode aussi comique que logique (découpage, cadrages, musique additionnelle, jeu des comédiens…). Comme le personnage d’Ivana Trump, le spectateur ne sait quelle posture adopter : faut-il rire de la situation ? Faut-il en pleurer ? Ou bien faut-il voir là une opportunité économique inespérée ?

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Là, The Apprentice change quelque peu de registre. Le film indexe alors son esthétique et son rythme sur une logique qui appartient à des territoires plus sombres. Si le film se dépouille alors de ses effets, c’est parce que Trump s’est métamorphosé. La créature a pris forme, la matière brute s’est affinée. Trump se débarrasse de ses oripeaux, la mue est complète. Une séquence, l’anniversaire organisé en l’honneur de Cohn chez Trump, illustre à la perfection la transformation du personnage de Trump. Lumières, cadrages, position spatiale, tout concourt à faire étrangement de Trump la figure centrale du repas. Il est ici filmé comme Méphistophélès régnant sur l’enfer. Passation de pouvoir. L’élève dépasse largement le maître et Cohn, mourant, mesure combien Trump se plaît à le détruire de son vivant. Ici, au regard de l’esthétique qui se dégage de la séquence, il est difficile de ne pas penser à la scène d’ouverture du Parrain de CoppolaBrando semble administrer un monde ténébreux. Derrière l’évidence d’un film qui n’est pas aussi simple que cela, Abbasi peint un inframonde régenté par Trump et peuplé de curieux individus qui sont les rouages d’une mécanique qui transforme les États-Unis en épicentre d’un mal qui a contaminé la planète pour devenir la manifestation de ce qui gangrène le concept de démocratie.

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Crédit photographique : credit -Pief Weyman 2024- © APPRENTICE PRODUCTIONS ONTARIO INC.PROFILE PRODUCTIONS 2 APS_TAILORED FILMS LTD.2024

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