Les feux sauvages, le nouveau film de Jia Zhang-ke, change ou perturbe les habitudes que nous avions prises avec le cinéaste. Dans ce nouveau film, il s'agit de se remémorer un passé proche, bercé d’illusions ou d’espoirs, et d’en mesurer les résonances sur le présent. Ce n'est pas la captation des mutations en cours de la société chinoise qui intéresse ici le cinéaste mais plutôt d’observer les effets physiques et psychiques d’une forme de désenchantement qui agit sur la population.
Le film est pensé comme un triptyque. Le premier volet peint le portrait d'une société qui, dans la représentation qui en est faite, définit l’horizon plastique des Feux sauvages. Le matériau filmique décrit un paysage chinois qui se construit autour de figures humaines et réciproquement. Zhang-ke réutilise ici des rushes qu'il a tournés au début des années 2000 pour Plaisirs inconnus (2002). Il procédera de la même manière pour le panneau central en respectant la même logique narrative, celle d’un montage qui soumet la narration à des intentions qui se concrétiseront dans la troisième et dernière partie du film. Dans la seconde partie des Feux sauvages, Jia Zhang-ke réutilise des plans tournés pour Still Life (2006) et pour Les éternels (2018). Si la première partie des Feux sauvages évoque l’illusoire prospérité promise à la population chinoise, le chapitre central insiste sur les conséquences des échecs professionnels ou affectifs conditionnés par l’espérance d’une félicité économique sans borne et profitable à tous. La Chine se proposait de devenir, elle y est parvenue entre-temps, l’usine du monde et, de ce fait, fomentait de combler le fossé économique qui la séparait alors encore de l'occident, quitte à broyer les destinées individuelles.
Enfin, la dernière partie des Feux sauvages se décline au présent, c’est-à-dire que la troisième et dernière partie du film se déroule au début des années 2020 et est constituée de plans tournés au sortir du confinement. Le cinéaste choisit d’observer le fonctionnement d’une société en période de crise. Pendant la pandémie de COVID 19, la Chine est à l’arrêt. Les êtres, quand ils le peuvent, errent sans but et, cette fois, se nourrissent, pour avancer, d’élans individualistes. Des sorties de groupes sont organisées pour permettre aux individus de se livrer à des activités physiques et sportives mais aucun échange n’a lieu pendant les joggings à travers la ville. Courir, bouger, danser, c’est tenter de fuir sa propre solitude. Le collectif n’est qu’une somme d’individualités enivré par la satisfaction de son égotisme. Zhang-ke nous montre une société déconnectée de ce qui a fait tout au long de son histoire sa force, sa cohésion sociale. Mais aujourd’hui, la Chine est devenue, d’après le cinéaste, un modèle d’incohésion.
Dans la dernière partie des Feux sauvages, le cinéaste a recours à un procédé inattendu qui œuvre sur plusieurs strates de sa réalisation afin d’ouvrir sur différentes pistes représentatives. Zhang-ke utilise des cartons qui traduisent les pensées et les propos échangés par ses protagonistes. Certes, des dialogues subsistent mais les cartons sont omniprésents. Il s’agit là, d’abord, de traduire une forme d’incommunicabilité. Les mots ne sont plus prononcés, ils sont écrits comme pour ajouter de la distance entre chacun. Il y a derrière l’utilisation de ce procédé comme une résignation, comme un abandon devant l’évidence. C’est aussi une façon d’inscrire le film dans une tradition littéraire qui souligne les fractures sociales ou affectives. La remembrance culturelle n’a d’autre fonction que de servir le sentiment mélancolique qui s’empare des personnages.
Comme au temps du cinéma muet, des cartons se substituent aux dialogues. Plus d’échange. Les individus portent les stigmates de leurs désillusions. Ils ont été martyrisés par les idées qu’on leur a vendues puis servies. Le miracle économique ne concerne pas tout le monde. Il y a bien quelque part des élus qui appartiennent à une classe dominante qui demeure absente du film parce qu’invisible et inaccessible au commun des mortels. Et puis il y a le reste de la société, ceux qui sont présents dans le film mais qui s’inscrivent dans une forme de désincarnation du corps social puisque tous semblent étrangers à ce qui leur arrive. La résignation est le mot qui les caractérise le mieux car les événements rencontrés dans cette troisième partie font directement écho à ce que nous voyons dans la première partie. La mise en scène ravive des situations qui se chargent de sensations, d’idées, de pensées ou de réflexions formulées pour les spectateurs lors de la découverte de Plaisirs inconnus en 2002, de Still Life en 2006 ou des Éternels en 2018. Mais cette fois, c’est ce que décrit la troisième partie du film, plutôt que de tenter d’intégrer une dynamique ou un élan collectif, les personnages ne sont que spectateurs. Comme ils l’ont toujours été mais sans en avoir conscience.
Des scènes identiques à ce qu’ils ont vécu il y a plus de 20 ans, des sortes de répliques en quelque sorte, se reproduisent devant leurs yeux de spectateurs passifs. Une fascination pour le mirage promis, toujours le même, opère toujours. Mais la caméra bouge moins comme pour s’associer à une fixité des pensées. La caméra enregistre l’immobilisme forcé qui soumet Qiao Qiao (Zhao Tao) et les autres à une gestuelle qui correspond à une chorégraphie de la vanité. Une lenteur s’invite dans le découpage et le cadre filmique s’élargit pour mieux isoler les personnages plutôt que de les inscrire dans un décor. Au contraire même.
Là où les rues de Datong regorgeaient de mouvements, de palpitations, parfois anarchiques en 2002, il n‘y a plus qu’ordre et contrôle. Les robots qui renseignent les clients des magasins ont remplacé les vendeurs. L’humain a disparu, il est devenu le rouage d’une machinerie dont il ne peut mesurer les liens de causalité. L’humain est un flux. Toute activité est encadrée : la danse, le sport… La Chine est devenue une machine et ne s’en cache plus. Une forme de déshumanisation s’est établie en modèle de société. Se dire cela du deuxième pays le plus peuplé au monde a de quoi inquiéter. Mais une question demeure : que se passera-t-il lorsque le peuple chinois s’éveillera ?
Et puis la présence des cartons incite le spectateur à incliner vers une autre réflexion, plus cinématographique celle-là. L’absence de dialogues instigue le spectateur à redoubler d’attention envers l’image filmique : la nature des cadrages, les valeurs de plans, le contenu des images, la cinétique mais aussi et peut-être surtout l’importance d’un personnage en particulier, Qiao Qiao. Interprétée par la même actrice, Zhao Tao, muse et compagne du cinéaste, Qiao Qiao, du fait de la structure filmique des Feux sauvages (montage de rushes anciens pour les deux premiers tiers du film), revêt une fonction particulière qui extrait l’actrice de sa fonctionnalité première, celle d’un simple personnage.
Si Jia Zhang-ke s’en remet aux capacités interprétatives de sa comédienne, c’est parce qu’elle est aussi le reflet de l’évolution de l’œuvre du cinéaste. Zhao Tao est un miroir, une réverbération des problématiques traitées dans le cinéma de Zhang-ke. Elle devient le double, non pas du spectateur dans l’écran, mais bel et bien celui du cinéaste ou de sa caméra. Elle s’affranchit des frontières représentatives pour mieux observer depuis l’intérieur ce qui se joue dans le contenu comme dans la forme filmique. La comédienne observe le cinéma de Zhang-ke, elle en est presque un commentaire puisqu’elle insère une gestuelle que l’on sait (le cinéaste l’a exprimé) improvisée par sa propre lecture des séquences. Elle joue, elle incarne ce qui a été perdu, ce qui ne se transmet plus d’un individu à un autre. Il ne lui reste que le geste ou le mouvement pour faire corps avec une société dépossédée de son essence.
Revenir à son propre cinéma est sans doute une manière, pour le cinéaste, d’assumer que l’étude de la Chine contemporaine se doit d’être accompagnée par une étude des phénomènes qui ont écrit et représenté la Chine dans l’histoire récente. À commencer par le cinéma de Zhang-ke qui restera, à n’en pas douter, ne serait-ce que par son mode de production, comme l’un des témoignages les plus importants pour comprendre les réalités chinoises contemporaines. Pourquoi la Chine est ce qu’elle est aujourd’hui ? Voyons le fondamental des films de Zhang-ke et nous comprendrons.
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