Happy End le nouveau film de Michael Haneke a fait l’objet d’une campagne critique vindicative pour le moins étonnante et disons-le tout net, injuste. Concédons, pour reprendre un argumentaire hostile au film, et surtout au cinéaste, que nous sommes avec Happy End en terrain connu. Mais alors pourquoi serait-ce qualité chez certains et défaut chez d’autres ? Comment accorder crédit à pareil argument alors que tout travail créatif s’architecture autour du cheminement d'une pensée, de la réflexion de son auteur et bien entendu de la possibilité de revisiter ses propres obsessions ou questionnements ?
Occultant ces principes, ses détracteurs prétendent qu'Happy End tournerait à vide y compris dans les dramaturgies qu’il développe. Tiens donc. Le paysage humain qui peuple le film, la Bourgeoisie, nous serait totalement étranger et son univers totalement discordant du nôtre. Curieux. Nous viennent à l’esprit des propos tenus par Pier Paolo Pasolini interrogé à propos de son travail. Le célèbre intellectuel italien avouait ne plus souhaiter s’attaquer à la bourgeoisie puisqu’il considérait que désormais tout le monde était devenu bourgeois ou aspirait à le devenir.
Le poète n’a donc pas toujours raison. Il existerait des critiques de cinéma qui s’expriment, en France, dans le confort de quotidiens célèbres ou de périodiques avérés qui ne seraient absolument pas concernés par cette idée de l’embourgeoisement. Nous devons confesser l'absence d’éléments pour trancher en la matière mais ne pourrait-on, hypothèse certes fallacieuse, envisager que ces mêmes critiques souffrent de cécité (un comble) ? Ou pire : et s'ils voyaient en Happy End l’occasion d’étriller par pur plaisir ou par snobisme un des plus grands cinéastes en activité ? Nous ne pouvons nous résigner à cette pensée car elle remettrait littéralement en cause leur fonction, celle de « critique », qui se doit d’évaluer une œuvre pour ce qu’elle est et surtout pas pour ce que le critique voudrait qu’elle soit.
Surtout, un critique se doit d’éclairer son interlocuteur sur une œuvre et ne pas mettre en lumière ce qu’il est. Or, en ce cas bien précis, les reproches faits au film pourraient en dire long sur ceux qui l’invectivent. Car Happy End est un portrait. Comme tous les films d’Haneke. Cela se vérifiera formellement tout au long du film par l’usage récurrent de plans rapprochés sur les protagonistes. Il s’agit donc ici d’ausculter la figuration de personnages qui, bien qu’estampillés « bourgeois », incarnent des allégories ou des caricatures, au sens littéral du terme. Ces personnages ne sont qu'un support à la formulation d'un constat qui nous touche directement, ils sont notre reflet. C’est-à-dire qu’il nous est donné à voir, comme il est d’usage avec ces procédés, l'image de ce que nous sommes en ce monde et, en même temps, de mesurer l’impact de nos propos, de nos décisions et de nos actes sur autrui.
L’apparition fugace et « inopportune » de migrants, en un lieu et un espace-temps où ils ne devraient pas être, représente en soi une sorte de condensé de la manière dont l’homme occidental traite cette problématique. Ce surgissement imprévu, la soudaineté de leur existence donnent naissance à un impromptu qui se rapproche des images diffusées par la TV : c’est court, c’est superficiel et c’est déjà trop. C’est aussi lassant parce que répétitif, presque agaçant de les voir s’inviter quotidiennement dans notre intimité par la lucarne télévisuelle. L’image d’Haneke serait elle superficielle ?
C’est tout justement le contraire car il introduit une donnée fondamentale qui souligne notre absence de critique quant à la nature de l’image TV : le cinéma a le pouvoir, et le devoir, de mettre en rapport l'opposition de concepts qui font débat. C’est ce que l’on peut traduire par le champ et le contrechamp. L’irruption des migrants dans le repas mondain est insupportable non pas parce que la condition, ou plutôt le manque de condition, de ces hommes n’est pas le sujet de la séquence mais parce que ce qui préoccupe Haneke ici est la cause de cette absence de condition, c’est-à-dire nous. Nous dans notre rapport à cette intrusion, nous dans le regard posé sur cette intrusion.
Happy End procède d’une déstabilisation évidente du spectateur occidental, principal concerné par ce qui se montre et se dit ici. Comme toute approche essentialiste et fondamentale des caractéristiques humaines, les impressions premières sont vite caduques : les personnages évoluent en fonction de notre aptitude à décoder leurs agissements. Ainsi la monstruosité apparente de certains est modérée finalement par la conscience qu’ils ont sur ce qu’ils produisent. Eux savent parce qu’ils osent se regarder, parce qu’ils osent affronter ce qui peut résulter de leur rapport au monde. À ce titre les personnages campés par Jean-Louis Trintignant et Fantine Harduin sont exemplaires. Ils sont répulsifs et inquiétants mais ils savent que ce qu’ils font s’inscrit dans une mécanique qui les dépasse et qui finalement participe d’une déshumanisation de soi et de l’autre.
Happy End nous laisse redouter, par son titre, son contenu et sa forme, d’assister à l’ultime travail filmique d’un cinéaste au talent hors norme, Michael Haneke. Mais c’est oublier que pour qu’une fin soit heureuse, elle ne peut se programmer de la sorte. Rassasions nous de Happy End et surtout, convainquons nous d’attendre avec impatience et envie le prochain film de Michael Haneke.
Crédit photo : ©Les Films du Losange