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L’une des caractéristiques du XXème siècle que retient l’Histoire est sans conteste l’avènement des dictatures militaires et la longue liste de crimes qui leurs sont attachés. Si l’on songe en premier lieu, par automatisme et proximité, aux autoritarismes allemand et italien, puis par extension au communisme soviétique, il est important de rappeler que le phénomène marqua aussi en profondeur l'Amérique du Sud. Malgré des spécificités notables, aucun des pays de ce continent n’a tout à fait échappé à un épisode autoritaire ayant laissé son lot de stigmates qui imprègnent encore la culture de ses peuples, comme en témoigne la sortie récente de Je suis toujours là de Walter Salles qui traite de la dictature brésilienne. Marqué par celle d’Augusto Pinochet, le Chili n'échappe pas à cet élan mémoriel, dans lequel s’inscrivent, par exemple, les œuvres de cinéastes comme Patricio Guzmán ou Pablo Larraín. Le journaliste et écrivain chilien Francisco Ortega et son compatriote Félix Vega ont eux choisi le format de la bande dessinée pour revenir sur le passé sombre de leur pays et en particulier sur la vie du dictateur qui hante encore l’esprit du peuple chilien.
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Les fantômes de Pinochet ne se veut pourtant pas un biopic classique. Il n’est jamais question de raconter les événements qui jalonnent la vie de Pinochet de manière chronologique et strictement journalistique. La narration se fait au travers d'événements dans le désordre avec une mise en scène qui touche parfois au surréalisme. En cela, les premières pages sont explicites puisqu’elles nous exposent le dictateur, à travers son propre regard, ouvrant son cercueil dans une coloration violette onirique. Il évoque un mort qui sort de sa tombe pour raconter les choses de son propre point de vue. L’interprétation déformée du réel est annoncée et de suite confirmée car s'ensuivent les images du vieil homme, en l’an 2000, qui attend d’avoir le droit de quitter l’Angleterre pour rentrer au Chili. Le passage du décédé à l’homme âgé, suivi d’une figure de condor volant vers sa patrie, montre que l’homme revient sur son passé en attendant la nouvelle. La double insistance du point de vue individuel, concrétisé par une focalisation sur les yeux et l’élan d’un rapace vers ceux-ci, est annonciatrice d’une plongée dans le subconscient d’un homme et donc que les futurs imageries irréelles sont une déformation de la réalité.
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La bande dessinée d’Ortega et Vega va alors empreindre le parcours du dictateur d’une imagerie où tout est symbole dont le sens est projection des ressentis conditionnées de celui-ci. Le premier événement présenté, et donc fondateur de la psyché du tout jeune Pinochet, est la manifestation de communistes qui sont d’apparence humaine avant de se changer en rats ingrats et traîtres à la patrie à l’instant où sa mère les décrit comme tels, suivit d’un accident qui blessera l’enfant. Son esprit juvénile le fera ensuite s’imaginer comme un super-héros de comic book dont l’Oncle Sam, symbole des États-Unis, et le général O’Higgins, fondateur du Chili, sont les mentors dans la lutte contre le monstre communiste. La combinaison de ces symboles, inspirée du conte, apporte un aspect psychanalytique jungien au début du récit qui présente l’image subconsciente que le dictateur a de lui-même et ses actions.
La dimension d’étude psychique conditionne ainsi l’expérience du lecteur. Le rapport de Pinochet aux femmes, par exemple, est inconsciemment associé, par ce procédé déductif pré-établi, aux corrections brutales données par sa mère et aux manipulations de son épouse, liant les sévices des armées du dictateur envers les femmes chiliennes à une forme pathétique de revanche sur une gente féminine perçue par celui-ci comme castratrice. L’admiration de Pinochet pour le nazisme se trouve alors expliquée de par l’importance que l’idéologie nazie donne à la virilité, aboutissant à un mimétisme lorsqu’une de ses apparitions est montrée comme reflet d’une scène du film de propagande Le triomphe de la volonté (Leni Riefenstahl, 1935). En sommes, l’origine des idéaux du dictateur, et donc ses crimes, se révèle fondée sur des événements qui hantent le personnage.
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Ce procédé s’inscrit dans l’intention globale de l'œuvre d’étudier le dictateur à travers le prisme de la banalité du mal d'Hannah Arendt. Le monstre qui terrorisait le Chili se révèle dans ses aspects de médiocrité quotidienne influencé par un avatar du diable dont l’attribut principal est les dents en or, en référence à Osvaldo Romo, l’un des pires agents du dictateur devenu incarnation du mal dans l’imaginaire chilien. Pinochet est donc responsable de ses crimes, le diable n’étant qu’un tentateur dans l’imagerie catholique, mais est montré comme autant le jouet des dieux et circonstances que les autres hommes. S’ajoutent à cela les révélations sur son rôle finalement mineur dans le coup d’état de 1973, préparé par d’autres personnalités chiliennes, et le rôle majeur de sa femme dans l’exercice du pouvoir, assistée de divers militaires et elle-même coupable de crimes motivés par de basses émotions, telles que la jalousie. L’ensemble du récit participe donc de présenter Pinochet comme un être humain empreint de médiocrité, issu d’un environnement d’ores et déjà habité par le mal.
Cependant, le récit ne propose en rien une minimisation des crimes du dictateur. La dernière partie du récit dépeint le passage de Pinochet devant le tribunal du jugement dernier, un lieu encore plus surréaliste et surplombé par un œil gigantesque. De nombreuses victimes reconnues de la dictature chilienne, artistes, civils et bien d’autres, se présentent alors dans cet environnement onirique sous leurs apparences de cadavres mutilés. Ce sont là d’autres fantômes qui accusent et condamnent leur bourreau dans un espace qui se veut donc incarnation d’une psyché plus grande que celle de l’accusé : l’inconscient collectif chilien.
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L'œuvre d’Ortega et Vega n’a en réalité pas pour vocation de résumer la vie de Pinochet. L’objectif est plutôt d’attester d’une mutation du rapport entre le Chili et son ancien tyran. Le dictateur n’est jamais passé devant un tribunal de son vivant, mais le travail d’analyse historique et psychologique, à l’image de celui fait sur d’autres dictateurs, associé aux créations de nombreux artistes, témoigne du passage de la figure de Pinochet d’un diable surpuissant, figure mythique par essence immortelle, à un mortel misérable, fruit d’un contexte et moins puissant que son image le laissait penser. En sommes, un être humain qui ne sera pas oublié mais que le peuple chilien peut et a condamné jusque dans son inconscient partagé, ce qui implique l’espoir de pouvoir enfin accomplir, vingt ans après le décès du dictateur, le deuil d’une période sombre.
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