
Article rédigé avec la complicité de Maxence Muyard.
L’Histoire du soldat de R.O. Blechman surprend d’emblée le spectateur. Principalement parce que le film déploie une richesse visuelle et narrative qui excède largement le cadre du conte traditionnel auquel il emprunte son récit. Mais aussi parce que le film est formellement audacieux. Il s’inscrit à la fois dans une esthétique de la rupture et, en même temps, il se structure dans la rencontre des contraires et dans une convergence plastique de formes hétéroclites qui brouille volontairement les repères temporels et spatiaux. Plus le film avance, plus le recours à différents formats filmiques, de l’animation 2D aux images d’archives en passant par la photographie, se révèle être en réalité un terrain d’expérimentation graphique et symbolique qui vise à atteindre une modernité formaliste. La fable qui supporte la dramaturgie nous est, plus ou moins, connue : il s’agit d’un pacte faustien (un soldat troque son modeste violon contre un futur versé dans la richesse). Très vite, un constat s’impose. Même si le film ne s’ouvre pas sur des séquences animées, nous y reviendrons, le spectateur constate que l’animation, telle qu’envisagée par Blechman, est un espace permissif qui ouvre sur de multiples relectures possibles du mythe que le film convoque.

L’animation, loin de s’en tenir à une simple démonstration technique, participe d’une écriture visuelle qui fait également du temps filmique un matériau plastique. À travers des changements stylistiques radicaux d’une séquence à l’autre, le film établit un dialogue entre époques, courants esthétiques et registres culturels. Une scène illustre le principe associatif des formes artistiques : une partie de cartes s’engage entre le diable et le soldat. Dans sa facture, sa mise en scène et dans sa stylistique, la scène convoque de multiples univers, du cinéma de Bergman (Le Septième sceau, 1957) à quelques avant-gardes artistiques (Dada, surréalisme). Le traitement pictural de cette scène (choix des couleurs, figures presque statiques) semble suspendre le récit dans une parenthèse cinématographique qui rejoint certaines recherches expérimentales initiées par de nombreux artistes dans les années 1920. La scène fait basculer le film dans une logique nouvelle. En s’associant à distance à des pratiques artistiques qui s’aventuraient dans le cinéma d’animation afin de trouver réponses à des questions esthétiques, Blechman remodèle le conte initial d’Alexandre Afanassiev. Il s’agit alors moins d’imaginer la scène comme un duel mais plutôt comme la manifestation d’un enjeu existentiel.

Si Blechman multiplie les emprunts aux avant-gardes européennes, du théâtre formel des ballets russes aux abstractions de Kandinsky ou Mondrian en passant par les jeux dadaïstes de Picabia, c’est pour instaurer un rythme discontinu qui épouse le caractère chaotique de l’Histoire elle-même. Ces mutations graphiques, loin de diluer la cohérence du récit, en sont le moteur : elles matérialisent les changements de ton, les glissements d’époques, voire les ruptures de sens afin, justement, de s’inscrire dans un champ intentionnel précis, celui de l’étude d’une condition humaine.
L’Histoire du soldat se distingue également par le travail sur le découpage qui évoque l’univers de la bande dessinée. Ce procédé aide à la lisibilité du récit tout en produisant une dynamique particulière entre les plans. La spatialisation du vide, souvent traité comme une surface plane en attente de transformation, confère au film une esthétique du mouvement permanent où chaque apparition redéfinit la scène. Ce jeu d’apparition/disparition renforce le caractère onirique du récit tout en inscrivant les personnages dans un monde instable, prêt à se reconfigurer à tout moment. Le vide devient ici non pas un manque, mais une potentialité, une surface à investir. Principe qui transforme le cadre en acteur à part entière capable de traduire les questionnements du soldat autant que ses hésitations ou ses inconsistances existentielles.

La présence d’images en prises de vue réelles, placées en ouverture et en clôture du film, ajoute à l’œuvre d’autres strates de lecture. Ces séquences encadrent l’animation et instaurent un dialogue entre l’histoire racontée et l’histoire réelle, celle de la fabrication du film mais aussi celle du XXe siècle. L’insertion d’archives liées à la Première Guerre mondiale (photographies) ou aux Années folles (documents filmés), évoque Vertov (c’est également le nom qui est donné au soldat du film) et les avant-gardes russes, ce qui renseigne le spectateur sur ce que le film va aussi lui proposer : une réflexion sur une certaine histoire du regard et une mise en perspective universelle du récit.

L’Histoire du soldat puise dans un imaginaire populaire pour en révéler les prolongements contemporains. Le récit conserve la structure initiatique du conte tout en lui conférant une dimension critique. L’échange du violon contre la félicité promise incarne une allégorie de la dépossession de l’individu par les systèmes de pouvoir, qu’ils soient militaires, industriels ou économiques. Le violon troqué contre la richesse est une incarnation de la subjectivité perdue, de l’âme confisquée. Le film transforme ainsi le conte moral en une réflexion sur l’aliénation : celle de l’individu dépossédé de sa voix, de son art, de sa singularité.

Assujetti à une standardisation de masse, le soldat rentre dans le rang, dépouillé de toute particularité. Le phénomène d’uniformisation se matérialise essentiellement dans le traitement graphique des personnages : soldats, ouvriers, tous constituent un ensemble anonyme. La disparition des traits distinctifs participe d’un effacement des individualités. Chacun devient interchangeable. Loin d’une simple relecture d’un récit populaire, Blechman réalise avec L’histoire du soldat un objet hybride, un essai animé qui interroge notre rapport au pouvoir, à l’identité et à la culture. Une œuvre inclassable, à la fois érudite et accessible, profondément ancrée dans l’histoire des formes et tournée vers des enjeux toujours d’actualité. Avec L’histoire du soldat, Blechman formule une pensée, une pensée lucide et profondément inquiète.

Crédit image : © Malavida