
Accueil > Bande dessinée > L'écho des jours brisés
Est-il possible de traiter avec légèreté d’une période historique sombre ? La question peut sembler saugrenue, mais vient à l’esprit à la lecture de la dernière œuvre d’Alberto Taracido. Si ce dernier est avant tout connu pour sa carrière dans le cinéma d’animation espagnol, son intérêt s’est récemment porté sur la bande dessinée. Sa première création dans ce registre, Mr.Crabb y el Paraiso, n’a pas atteint nos contrées et si l’on oublie son expérience ponctuelle chez Valiant Comics, les éditions Paquet nous proposent donc aujourd’hui sa première œuvre traduite en français : L’écho des jours brisés. L’occasion de voir ce qu’a à partager cet artiste au travers de ce récit imprégné d’une dimension clairement personnelle.
La dédicace en début d'œuvre annonce que celle-ci est dédiée aux amis de l’auteur du quartier de Labañou, y compris ceux qui ne sont plus là. Or, c’est là que se déroule cette histoire, dans un petit quartier défavorisé de Galice en juin 1972, durant la dictature franquiste, alors qu’une tempête projette d’immenses vagues sur celui-ci. C’est à ce moment qu’un vieil homme amnésique, Don Belarmino, arrive avec sa petite guitare. Un personnage jovial qui va apporter son énergie à ce quartier qu’il intrigue, en particulier quatre enfants en vacances qu’il prive de leur petit refuge. Leur curiosité va révéler que le nouveau venu cache dans ses affaires un vieux pistolet. Cette découverte va chambouler Labañou et raviver un certain passé jusqu’à attirer l’attention des autorités.

Une trajectoire tragique se dessine-t-elle ? Pas tant que cela. Lors de la tempête, les habitants ont eu le temps de partir et la seule complication apparente est de rattraper les poules et cochons qui s’enfuient. Si la destruction de quelques bâtisses et la crainte de perdre son bétail portent une potentialité de drame, l’humour de voir les habitants courir après les poulets en criant qu’ils n’ont pas trois mains apporte une certaine légèreté. De plus, Taracido représente la dictature d’une façon particulière. Du soldat pistonné et incompétent à l’usurière âgée à moitié sourde, en passant par le fonctionnaire dont on moque les aspirations au progrès et au travail, les représentants du franquisme en incarne l’omniprésence et un certain danger subis, mais systématiquement ridiculisé par la communauté.
Cette histoire suit en réalité une logique narrative proche des films de Pixar, que Taracido a très probablement vus au cours de sa carrière dans le cinéma d’animation. Le monde est dépeint avec une légèreté et une absence de violence qui placent ses réflexions à portée d’un large public et tendent vers l’universalité, une volonté affichée de l’auteur. La dureté des événements est ainsi tempérée sans être niée. Cela fait sens dans la perspective de l’auteur qui évoque un moment de son passé et donne une place prépondérante aux jeunes garçons de Labañou. Le lecteur plonge dans les dernières années du franquisme à travers un regard d’enfant. Les dimensions les plus sombres et anciennes de cette période sont à la frontière de leur portée mentale et le lecteur perçoit les choses tout comme eux. Pour un enfant de 1972, la dictature semble déjà une chose mourante et grotesque. Elle inquiète encore mais son pouvoir semble diminuer. On fait attention mais on vit avec, tous ensemble.

Cette approche est annoncée par le prêtre local qui, alors que la tempête fait ses ravages, déclare qu’il n’y a rien à faire face à la nature, tout en posant une main compatissante sur l’épaule d’une de ses ouailles. Le message est clair depuis le départ. La tempête est en fin de compte métaphore de la dictature et les habitants de Labañou n’ont pas le pouvoir de lutter contre ce qui les dépasse, mais ils sont unis face aux épreuves. L’arrivée de Don Belarmino, qui arrive au bon moment pour sauver une partie du précieux bétail en fuite, prend des airs d’arrivée messianique. Malgré le désastre, la joie semble revenir dans le quartier grâce à sa musique. Un lien semble exister entre la population et Don Belarmino. La révélation de son passé de maquisard durant la guerre civile espagnol coïncide avec l’éveil de l’esprit de révolte de la population après tout. Alors que le vieil homme distribue son ancien butin de guerre aux défavorisés, une dimension socialiste semble coïncider avec l’imagerie chrétienne que soutient le prêtre par moment.
Tout cela peut surprendre mais répond à une certaine logique culturelle. Deux des visions politiques qui se sont combattues avec le plus de force et ont défini l’Histoire du XXème siècle sont le socialisme et la dictature. Ces deux visions ont, dans le monde hispanique et lusophone, la particularité d’être toutes deux ancrées dans une interprétation différente du christianisme catholique. Austère et bourgeoise pour l’une, populaire et festive pour l’autre, du moins dans l’imaginaire collectif impliqué par cette histoire. L’on manque à l’heure actuelle de matière pour juger d’une vision politique assumée de la part de l’auteur. Néanmoins, il est possible de voir dans cette vision romanesque une retranscription de l’image positive des républicains, modèle de résistance, dans l’imaginaire espagnol populaire du temps où le franquisme régnait encore.

Les jours brisés dont les événements de cette bande dessinée retranscrivent un écho à travers Don Belarmino sont ceux de la guerre civile. Le vieil homme lui-même a du mal à accepter les souvenirs effrayants de cette période. La réminiscence douloureuse mais implacable est à l’image d’un certain rapport de l’Espagne à son passé, la plupart des crimes de la dictature et de la guerre ayant été amnistiés pour éviter le chaos. D’autres artistes, tel qu’Álex de la Iglesia dans Balada Triste, ont montré à travers leurs œuvres une image plus nuancée des républicains, résultat du travail journalistique et historique espagnol depuis les années 2000. Néanmoins, la vision dépeinte par Taracido se justifie pleinement de par le contexte de l'œuvre et sa perspective juvénile. En fin de compte, son histoire partage avec le lecteur autant un souvenir d’enfance emprunt de nostalgie qu’une réflexion sur l’influence de l’âge sur la représentation des choses. Si l’Histoire est chose tragique et complexe, pour un enfant, les événements peuvent garder une image de souvenir de vacances nostalgiques.

Crédit image : ©EditionsPaquet