
Rétrospective « Aux origines du maître du suspense »
Publié par Stéphane Charrière - 30 avril 2025
Catégorie(s): Cinéma, Critiques, Sorties DVD/BR/Livres
« Aux origines du maître du suspens ». Ainsi se présente la rétrospective consacrée à Alfred Hitchcock composée de 10 films réalisés entre 1927 et 1932, tous appartenant donc à sa période anglaise produite par British International Pictures. La formule peut apparaître comme un simple élément de langage aux effets savamment distillés. Mais reconnaissons que la phrase introductive pensée par Carlotta Films, habile et efficace, résume admirablement bien l’ensemble des films concernés par ce travail de diffusion. Les origines d’un artiste au travail et en recherche constante, voilà ce que nous promet la rétrospective élaborée à partir de superbes copies restaurées. Ajoutons que ces 10 films (Le masque de cuir, 1927 ; Laquelle des trois ?, 1928 ; À l’américaine, 1928 ; The Manxman, 1929 ; Chantage, 1929 ; Meurtre, 1930 ; Junon et la paon, 1930 ; The skin game, 1931 ; À l’est de Shanghai, 1931, Numéro 17, 1932) sortent parallèlement dans un remarquable coffret Blu-ray enrichi de quelques suppléments épatants (2 films en plus, Mary, la version allemande de Meurtre et Becomming Hitchcock de Laurent Bouzereau, ainsi qu’une partie des entretiens Hitchcock/Truffaut et quelques modules d’accompagnement pour chaque film).

Pour saisir l’importance des origines du maître telle que la suggère la formulation de cette phrase, il est bon de contextualiser cette période de la filmographie hitchcockienne. Depuis son adolescence, Hitchcock développe un goût prononcé pour les arts scéniques et pour le cinéma en particulier. Le cinéma américain, d’abord, puis, plus tard, alors qu’il travaillera dans l’industrie cinématographique, Hitchcock témoignera d’un intérêt persistant aussi pour le cinéma allemand et pour le cinéma soviétique. Le cinéaste mentionnera, cela se vérifie dans les films qui nous préoccupent ici, l’influence de Griffith, de Chaplin, de Koulechov ou encore d’Eisenstein. Après des études techniques, il entre dans une compagnie de fabrication de câbles électriques, la Henley’s Telegraph Works, société pour laquelle il va intégrer assez rapidement le département publicité. Fin 1920, Hitchcock effectue quelques tâches pour les studios de cinéma d’Islington qu’il va définitivement rejoindre au printemps 1921. Ensuite, il œuvre pour la Famous Players-Lasky, ancêtre de la Paramount, comme rédacteur et illustrateur d’intertitres. Très vite, Hitchcock diversifie son activité au sein du studio : décorateur, scénariste, assistant à la mise en scène, etc. 1923 est une année décisive pour Hitchcock qui, d’abord directeur de production d’un film deux bobines de Seymour Hicks, Always tell your wife, endosse la responsabilité de la fin du tournage après le limogeage de Hicks. C’est le début. La même année il prend en charge, avec plus de responsabilité encore, Woman to woman, film réalisé par Graham Cutts pour lequel Hitchcock va recruter comme scripte et monteuse celle qui deviendra sa compagne, Alma Reville.

En 1925, après ce qui en 1922 devait être le premier film d’Hitchcock, Number thirteen resté inachevé, le cinéaste passe à la réalisation. Ce sera The pleasure garden, film tourné entre Munich et l’Italie. Hitchcock connaissait l’Allemagne puisqu’il s’y est rendu en compagnie d’Alma Reville à l’automne 1924. Il s’agissait alors d’un cadre préparatoire au tournage de 5 films contractualisés lors d’un partenariat entre Gainsborough Pictures et Erich Pommer, producteur célèbre de la UFA. Les débuts du cinéaste, à défaut d’être transcendants, sont efficaces.
Après quelques réalisations, dont un succès retentissant, Les cheveux d’or (1926), Hitchcock se lasse des supports scénaristiques de Gainsborough Pictures et rejoint la British International Pictures, société qui produira les 10 films de cette rétrospective et du coffret Blu-ray. Hitchcock s’est déjà fait un nom lorsqu’il entame le tournage de The ring ou, pour son titre français, Le masque de cuir réalisé en 1927. Les cheveux d’or, sa variation sur l’histoire de Jack L’éventreur, l’a imposé comme l’un des plus grands talents en activité sur le sol britannique. Avec ce film, Hitchcock reprend à son compte nombre d’éléments qu’il a vus, analysés, compris et digérés dans le cinéma qu’il aime observer. Il les transforme ou plutôt les adapte à une vision nourrie par des obsessions qui traverseront toute son œuvre. Dans Les cheveux d’or, l’auteur témoigne d’une inventivité formelle et narrative qui trouve sa plénitude dans la réponse qu’il formule aux défis techniques qu’il s’impose. Hitchcock, pour ce film, combine pour la première fois avec brio ses connaissances culturelles, ses préoccupations thématiques, ses attraits cinématographiques et une inventivité formelle qui fera également sa réputation. Autant d’éléments qui, dans leur assemblage, constitueront la substance première d’une stylistique toujours plus affirmée au fil du temps.

La rétrospective s’ouvre sur Le masque de cuir, mélodrame étonnant qui déroge à ce que le grand public connaît traditionnellement d’Hitchcock. Logique. Pour le grand public, Hitchcock se résume, hélas, souvent à sa période américaine. Il faut avouer qu’entre 1951, L’inconnu du Nord-Express, et 1964, Pas de printemps pour Marnie, tant dans son activité cinématographique que télévisuelle, Hitchcock ne rate rien. Il compile les succès et, surtout, chaque production est irréprochable. Pour autant, et il serait dommage de l’oublier, sa période anglaise elle aussi comporte quelques chefs-d’œuvre : Les cheveux d’or (1927), Chantage (1929), L’homme qui en savait trop (1934), Les 39 marches (1935), Jeune et innocent (1937) ou encore Une femme disparaît (1938). Et puis, cette période anglaise est riches d’œuvres importantes parce qu’elles sont habitées d’intentionnalités qui tentent d’échapper à ce que leur production semblait imposer, ce qui concerne la quasi-totalité des films de cette rétrospective. Hitchcock ne se résout jamais à se contenter du minimum. Tout est sujet à une interrogation sur le film et ses possibilités syntaxiques. Cette rétrospective démontre que, loin d’être tributaire de son succès américain, Hitchcock avait, dès ses premiers pas anglais, forgé les outils essentiels de son œuvre à venir, affirmant par-là que les véritables origines d’un artiste résident moins dans l'accumulation d'influences que dans leur dépassement.

Nombre d’éléments en témoignent. Pour le vérifier, prenons deux exemples parmi toutes les thématiques qui caractérisent généralement le cinéma d’Hitchcock et qui sont vérifiables à travers les films qui agencent cette rétrospective. D’abord, le théâtre ou pour être plus précis, la théâtralité. Phénomène approché par Hitchcock pour étudier, entre autres, le rapport qu’entretient le cinéma avec les arts représentatifs qui le précèdent justement pour sortir de l’emprise du texte ou du cadre fixé par un espace scénique invariable. Questionnement qui resurgira ici ou là dans l’œuvre américaine postérieure dans des films tels que La corde en 1948, Le grand alibi en 1950, La loi du silence en 1953, Le crime était presque parfait en 1954 ou encore, bien sûr, Fenêtre sur cour toujours en 1954, pour ne citer que quelques exemples notoires.

Dans cette rétrospective de 10 films, le théâtre est parfois envisagé comme un élément du narratif (Meurtre) mais surtout comme une sujétion spatiale qu’il convient de contourner à l’aide du langage filmique (À l’américaine, Junon et le paon, Numéro 17). Ce qui étonne ici, c’est l’aisance avec laquelle Hitchcock s’affranchit des nécessités narratives. Le cinéaste fait un usage ingénieux du montage, du découpage, des mouvements d’appareil ou de la composition de ses cadrages. Chaque film devient alors un territoire expérimental où une exploitation systématique des possibilités expressives offertes par la prise de vue ou le montage se signalent comme étant la matière même du film. L’ensemble de films qui constituent cette rétrospective comporte son lot de « Quota-quickies », films réalisés dans le cadre de l’application d’une loi protectionniste votée en 1927 qui imposait la diffusion d’un quota d’œuvres britanniques dans les salles de cinéma afin de lutter contre la domination du cinéma américain. Petits budgets, films tournés rapidement, ces films étaient souvent projetés en amont des films américains qui, eux, déplaçaient les foules. Il n’empêche, pour Hitchcock, dupe de rien, si certaines de ses réalisations s’inscrivaient dans cette logique et qu’elles ne le satisfaisaient jamais totalement, il s’en servait comme d'un incubateur. Pas un de ces films sans une trouvaille visuelle ou autre qui ne serve le sens global de l’œuvre.

Conscient des limites qui lui sont dictées, Hitchcock ne s’interdit pourtant jamais de puiser dans sa capacité d’invention ou dans sa mémoire cinéphilique pour trouver réponses aux défis qu’il s’inflige. Ces interrogations sur la forme et le représentatif sont sans doute à l’origine de ce qui amènera le cinéaste à considérer le scénario comme un prétexte à supporter une réflexion sur le monde. Hitchcock, il le disait lui-même, n’a jamais été un grand bavard. Enfant, il aimait observer le comportement des membres de sa famille au point, à la longue, d’anticiper sur l’issue des discussions domestiques. Hitchcock en déduira sans doute ce qui conditionnera l’ensemble de son travail filmique : la perception et l’examen des maux qui infléchissent le comportement des individus.

Autre exemple de son appétence pour la mise en scène considérée comme le matériau essentiel du film, l’évolution du traitement qu’il réserve à ses personnages féminins. Chez Hitchcock, c’est en tout cas ce que permettra de déduire la présence des « blondes hitchcockiennes » dans ses films postérieurs aux années 1930, la femme est un miroir qui reflète les phobies masculines. Elles permettent, par leur inaccessibilité (beauté irréelle, froideur, féminité assumée, etc.) de mesurer le niveau des frustrations et autres « castrations » vécues ou ressenties par le masculin. Dans la période couverte par cette rétrospective, une comédienne incarne à elle seule cette soudaine prise de conscience des potentialités narratives et thématiques qu’un traitement singulier des personnages féminins autorisent, Anny Ondra.

Star du cinéma tchèque muet, la comédienne signe un contrat avec British International Pictures et se retrouve à l’affiche de deux films d’Alfred Hitchcock : The Manxman sorti en 1929 et dans les deux versions, l’une muette, l’autre parlante, de Chantage, 1929. The Manxman est un film remarquable. Un trio amoureux se forme. Le principe ne semble ménager aucune surprise puisque le sujet relève désormais d’une forme de prévisibilité tant le postulat narratif fut employé au cinéma y compris par Hitchcock dans Le masque de cuir par exemple. Et pourtant. Hitchcock considère ses personnages comme des vecteurs de forme. Il les dirige et les filme de manière à établir des liens de causalités que le cinéaste exploite dans de multiples rapports afin de parcourir tout le spectre des enjeux dramaturgiques que le sujet suggère. Des déplacements dans le cadre, des positions ou des surcadrages soulignent les dissentions ou les affects qui réunissent les personnages ou, au contraire, les séparent. Ainsi, les décors sont à envisagés selon un processus presque germanique, ils sont le reflet des âmes tourmentées de chacun.

Dans Chantage, le personnage d’Alice White, interprété par Anny Ondra, fera l’objet d’un traitement particulier. Elle est au centre de tout. Le monde se construit autour d’elle, de ses pensées, de ses sentiments. Elle est agacée par son fiancé, Frank Weber (John Longden), inspecteur de police qui consacre beaucoup trop de temps, selon Alice, à sa profession. Elle se laisse séduire, par vengeance, bravade et inconscience, par un jeune artiste, Mr Crewe (Cyril Ritchard). Lorsqu’Alice accepte de monter prendre un verre dans l’appartement de l’artiste afin d’y admirer les travaux de ce dernier, la montée des escaliers, filmée en travelling ascendant, prend en charge l’essentiel du récit. Ici, dans la lenteur de la progression des comédiens se dit le doute qui envahit Alice, dans l’assurance des démarches se raconte la lente montée des désirs et dans le franchissement des paliers s’exprime la possibilité d’enrayer la mécanique en marche. Dès lors, une fois l’acte de légitime défense d’Alice accompli, le film n’aura d’autre finalité que de rendre compte du supplice moral que vivra Alice. Dans la version muette comme dans la version parlante, une scène illustre parfaitement le génie hitchcockien, celle du petit-déjeuner qui réunit Alice et ses parents au lendemain de la mort de l’artiste.

Alice est invitée à s’installer à table. Son père lui demande de couper du pain pendant qu’une voisine fait état de la découverte d’un corps poignardé dans le voisinage, celui de l’artiste bien sûr. Dans la version muette, l’ombre de la main d’Alice, très « nosferatesque », indique par ses hésitations le trouble du personnage à l’écoute du récit de la voisine. Une sonnette retentit, cela nous est indiqué par un gros plan sur la sonnette, comme une alarme qui interrompt le cours des événements et Alice est saisie d’une sorte de spasme qui lui fait projeter le couteau dans la cuisine. Dans la version sonore, Hitchcock transforme la situation. Les mêmes personnages sont présents mais nous entendons le discours de la voisine jusqu’à ce que le son ne soit plus le reflet de la conversation mais le reflet de la subjectivité auditive d’Alice. Du discours de la voisine, Alice n’entend plus, donc le spectateur aussi, que le mot « knife » (couteau) ou des sonorités voisines. Le son s’intensifie et le mot est prononcé avec de plus en plus de vigueur jusqu’à ce qu’il soit presque hurlé par la voisine. Alice réagit alors de la même manière que dans la version muette et propulse le couteau à travers la pièce. À partir de cet exemple, il est possible de mesurer combien Hitchcock, de manières différentes, modifie et sculpte les espaces (temporels, sonores et scéniques) pour créer un milieu propice à la libération de l’esprit du spectateur invité à évacuer toute approche cartésienne des situations afin que son imaginaire, conditionné par son inconscient, envahisse l’écran. Ainsi, l’objet de la mise en scène est déterminé par les problématiques soulevées par le développement dramaturgique et par les projections intimes du spectateur.

Cette rétrospective Alfred Hitchcock, replacée dans son contexte de production industrielle et esthétique, confirme que la question des « origines » doit être comprise moins comme le simple surgissement d'un style que comme l'élaboration progressive d'une pensée du cinéma en tant que langage autonome. À la relecture des œuvres, il apparaît que ce cinéma des origines n'est pas tant une genèse qu'une mise en acte immédiate d'une pensée de l'image comme force d'affectation et de déstabilisation du regard. Il convient alors de voir ces films non comme les jalons d'une progression linéaire, mais comme les premières expressions d’une poétique filmique centrée sur le trouble des signes et la fabrique de l’imaginaire. Dans ces premiers films, la caméra devient moins un instrument de représentation qu'une machine d'irrigation de l'inconscient, là où les formes scéniques (théâtralité, mise en scène du regard, codification des affects) construisent une surface d’inscription des pensées et des sentiments. La rétrospective et le coffret révèlent ainsi un cinéma originaire où, sous la contrainte de la fabrique industrielle, Hitchcock esquisse une stratégie de subversion du récit lui-même, imposant à l'expérience spectatorielle une dérive où perception, mémoire et imaginaire s’interpénètrent dans un jeu ininterrompu de tensions et de failles. Plus qu'un apprentissage technique, cette période constitue l’émergence d’un cinéma de l'écart où chaque geste formel dévoile un laboratoire d’expériences esthétiques et narratives où se dessine déjà l’ambition d’un cinéma sensoriel et mental.

Crédit photographique : ©CarlottaFilms/©StudioCanal

LES SUPPLÉMENTS :
PLUS DE 3 HEURES 30 D’ENTRETIENS EXCLUSIFS
DISQUES 1 À 7 :
PLUS DE 3 HEURES 30 D’ENTRETIENS
"CHANTAGE" : ESSAI D’ANNY ONDRA
"MEURTRE" : FIN ALTERNATIVE
"MARY" : VERSION ALLEMANDE DU FILM "MEURTRE" (1931 – N&B – 82 mn – VOSTF)
10 ENTRETIENS HITCHCOCK/TRUFFAUT
GALERIES PHOTOS
BANDE-ANNONCE DE LA RÉTROSPECTIVE
UN LIVRET DE 64 PAGES