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L’Amerzone : Le testament de l’explorateur
Publié par Eric Scheiber - 5 mai 2025
Catégorie(s): Jeux vidéo
Si la notion de film d’auteur est commune, celle de jeu d’auteur l’est moins. Pourtant, les parallèles entre le cinéma et le jeu vidéo sont nombreux quant à l’importance que peut avoir un individu dans la réalisation d’une œuvre. Si l’on part du principe qu’est auteur un artiste qui s’évertue à transmettre sa vision du monde et ses réflexions à travers ses créations, alors les jeux conçus par le dessinateur de bande dessinée Benoît Sokal forment un cas intéressant. Près de quatre ans après son décès, Microids Paris Studio propose un remake de L’Amerzone, le testament de l’explorateur, le tout premier jeu vidéo que l’auteur belge avait conçu. Sorti en 1999, ce fut le début d’une longue série d'œuvres vidéoludiques produites sous la houlette de Benoît Sokal, parmi lesquelles la série des Syberia. Ce remake se présente comme un hommage à cet homme qui semble avoir laissé une certaine empreinte dans le monde vidéoludique francophone. Le retour de sa première œuvre vidéoludique semble le moment idéal pour se pencher sur son héritage et sur les motifs de cette renommée.

Benoît Sokal plonge ici le joueur dans la peau d’un journaliste français anonyme en 1998. Sa mission est de se rendre chez un vieux zoologiste, Alexandre Valembois, afin de l’interviewer à propos de l’Amerzone, un obscur pays d'Amérique du sud sous régime dictatorial. À peine arrivée chez cet ermite, retranché depuis longtemps dans son phare breton, que ce dernier confie à son invité ses dernières volontés. Sous le phare se trouve l'œuf des mythiques oiseaux blancs qu’il a volé aux indigènes amerzoniens, les Ovovolahos, cinquante ans auparavant par soif de gloire. Le mourant hanté par ses regrets nous demande de prendre l’engin qu’il a inventé, l’hydraflot, et de ramener l'œuf chez lui. Alors que Valembois décède, l’aventure de ce jeune reporter commence.
En réalité, le personnage va très vite s’effacer. Dans la lignée des point & click inspirés de Myst, la version d’origine du jeu combinait la vue à la première personne et l’anonymat de l’avatar pour impliquer au maximum le joueur. À cela, les équipes derrière le remake ajoutent quelques éléments pour renforcer cette intention. Les déplacements se font toujours d’un point à un autre, mais la téléportation est remplacée par une véritable translation. L’idée est claire tout est conçu pour que cette quête soit la nôtre.

Le mot quête fait sens dans cette histoire. L’objectif du joueur est d’amener l'œuf d’un animal qui revêt une dimension mythologique pour les Ovovolahos. Pour ce faire, il devra quitter sa terre natale et passer diverses épreuves pour parvenir, à l’image des jeunes indigènes, au sommet d’un volcan afin que naisse la nouvelle génération d’oiseaux blancs. Tout cela selon un parcours balisé par Valembois, dont il hérite de l’expérience par l’intermédiaire de son carnet. Le parcours du joueur, chargé en symboles, est donc empreint d’une dimension initiatrice. Une thématique importante aux yeux de Benoît Sokal, comme le montrent d’autres de ses œuvres.
Sa série Syberia présente l’avocate Kate Walker vivant une aventure aux nombreux points communs avec celle de l'héritier de Valembois. Les deux récits entraînent leur protagoniste dans une quête empreinte de mysticisme vers des terres inhospitalières, initié par une personne âgée. Le voyage de Kate vers la Sibérie glacée au côté de Hans Voralberg, à la recherche des derniers mammouths, suit une logique similaire à celle du journaliste ramenant les oiseaux blancs dans la jungle à la demande de Valembois. Les deux récits aboutissant à la remise en question des aspirations du protagoniste à vivre une vie tranquille au sein de la société.

Tout cela suffirait déjà à faire de L’Amerzone une aventure solide, mais Benoît Sokal ne s’en était pas arrêté là. Loin s’en faut. D’autres dimensions sont à prendre en compte dans son œuvre. Si la transmission est un thème essentiel, c’est parce qu’il s’inscrit dans une réflexion plus large de l’auteur véhiculée par ses personnages secondaires. Dans le cadre de ce récit, il s’agit de Valembois et de ses deux compagnons de voyage ayant participé à sa criminelle expédition. Le père Mackowski en premier lieu, missionnaire chrétien venu en Amerzone évangéliser les indigènes pour les sauver de leurs superstitions païennes. Le joueur le retrouve au crépuscule de sa vie, dans son village de Puebla en ruine avec pour seule compagnie ses remords, à l’image de Valembois, d’avoir entraîné le malheur d’un peuple.
Là encore, une continuité thématique se dessine avec Syberia. La quête des mammouths de Kate Walker et Hans Voralberg est à un moment bloquée par des ecclésiastiques orthodoxes soucieux de sauver l’âme de Voralberg. Dans les deux œuvres, l’aventure ne peut atteindre sa conclusion qu’avec l’aide d’une figure ouvertement chamanique. Sokal présente donc une vision spirituelle, indissociable de toute quête initiatique, dans laquelle les religions du livre sont un obstacle à la pleine réalisation de soi. La critique va plus loin que cela cependant lorsque s’ajoute le second compagnon, Alvarez, devenu dictateur de l’Amerzone.

Ce Guide Suprême vieillissant, amerzonien d’origine aux airs de Pinochet, est ici l’antagoniste principal dont le régime répressif est la source des obstacles et drames qui structurent l’aventure. Mût par le désir de moderniser son pays, il ne parvient concrètement qu’à en entraîner la fermeture, multiplier les pénuries et provoquer le génocide culturelle des Ovovolahos. Omniprésent par son évocation dans des documents et sur des affiches de propagandes, il s’associe inconsciemment à Valembois et Mackowski. Si le prêtre est souvent cité dans les documents, le savant occupe néanmoins une place prépondérante. Ayant préparé le voyage que le joueur suit, il hante ce dernier comme l’évoque le grand drap blanc que le reporter pose sur le scientifique après son décès.
Ces trois figures s'associent dans un lien idéologique sous-jacent, celui d’incarner la raison. Alvarez ne croit qu’au progrès technique et scientifique, seul moteur d’une évolution civilisationnelle selon son idéologie. Mackowski est de confession catholique, un christianisme dans lequel le principe de raison est essentiel. Et bien sûr, Valembois est un scientifique. La combinaison de ces personnages instille la thématique centrale de L’Amerzone : l’opposition entre le rêve et la raison. Un sujet que l’on retrouve également dans Syberia au travers du personnage de Kate qui hésite entre poursuivre son aventure, afin d’aider Hans Voralberg à accomplir son rêve, et rentrer à New York pour continuer sa carrière d’avocate.

C’est au travers de ce prisme que le parcours du joueur prend tout son sens. Du début de l’aventure dans un paysage breton rocailleux jusqu’à sa traversée d’un pays tropical empli de ruine, en passant par une île aux épaves nombreuses, le joueur évolue dans un monde mort. Les symboles qui composent l’aventure évoquent une ambition de ramener la vie par une naissance. L’idée est d’atteindre des environnements tropicaux quasi oniriques de par la présence d’animaux étranges, de brumes épaisses et de couleurs vives en remontant le cours d’un fleuve qui termine de dessiner les contours d’une certaine métaphore. Cette logique était déjà présente dans le Apocalypse Now de Coppola où la remontée du fleuve évoque une plongée dans l’inconscient.
L’histoire de l’Amerzone, c’est en somme la quête du retour du rêve, de l'irrationnel, dans un esprit gangréné par une raison en plein hybris. Une réflexion qui se retrouve dans les œuvres de Benoît Sokal depuis les errances désabusées de son inspecteur Canardo, personnage de bande dessinées dont est tiré le fameux pays tropical, jusqu’à l’odyssée de Kate Walker vers Syberia. Une vision qui résonne particulièrement au sein d’un public français dont la culture repose sur des fondations catholiques et cartésiennes.

Mais à un autre niveau, les œuvres de Sokal partagent également des réflexions au travers de ses nombreux personnages âgés. Des êtres rongés par le remord, ou mûs par un rêve, qui vivent au sein d’un univers marqué par les effets d’un certain passé et sont toujours moteurs du récit, qu’il s’agissent du père Mackowski qui constate la déliquescence d’un pays en raison de son orgueil juvénile ou, dans Syberia, d’Hans Voralberg qui cherche toujours les mammouths rêvés dans son enfance alors que la vieillesse rend cette objectif complexe. Ceux-ci plongent le lecteur dans des considérations métaphysiques sur le rapport de l’homme au temps qui passe, quels choix il fera pour occuper le temps limité qu’il a sur terre et les conséquences de ceux-ci.
Les créations de Benoît Sokal parviennent ainsi à atteindre une portée universelle d'ores et déjà présente dans L’Amerzone. Au vue de la cohérence thématique de ses œuvres, tout support confondus, empreint d’un style visuel reconnaissable, parler d’une transition d’auteur de bande dessinée à auteur de jeu vidéo semble faire sens. Si cette première aventure vidéoludique aux airs d’anti-Indiana Jones, la tenue de Valembois rappelant le fameux chasseur de trésors, résonne suffisamment pour justifier un remake, c’est que l'œuvre de l’artiste belge est sans doute parvenue à atteindre une profondeur qui rend son héritage intemporel.

Crédit image : ©Microids / ©MicroidsStudioParis