
Accueil > Bande dessinée > Black Gospel
S’il est un genre qui peut prétendre à l’omniprésence, ce serait sans conteste celui du Polar. Des États-Unis à la Chine en passant depuis quelques temps par l’Inde ou certains pays africains, la littérature policière semble intéresser l’humanité entière, y compris au format bande dessinée. Il faut dire que depuis sa naissance au XIXème siècle, nombre d’auteurs ont trouvé dans les récits criminels un cadre formel propice à l’exploration de l’esprit humain, un moyen de mesurer l’impact des tourments individuels sur la société et un moyen de faire le lien entre l’inconscient individuel et la collectivité. Se démarquer dans l’océan des polars qui inondent chaque année les rayons des librairies est donc chose complexe. Laurent-Frédéric Bollé et Boris Beuzelin tentent néanmoins de tirer leur épingle du jeu avec Black Gospel, une bande dessinée qui offre une approche particulière.
Tout démarre le 27 août 2013, à Washington, alors que l’on prépare les commémorations du discours de Martin Luther King lorsqu’il prononça le célèbre “I have a dream”. Un policier à la retraite, Jimmy Cheng, entre dans un bar qu’il n’avait pas fréquenté depuis deux ans. On vient de lui annoncer le suicide d’une vieille connaissance : Jack Kovalski. Il a besoin de boire et de l’oreille attentive du barman. Ce prologue aux airs de Film Noir typique introduit le narratif. Cheng commence à raconter une vieille et sale affaire datant d’août 1983, lors de l'anniversaire des vingt ans du discours.

Pourtant, l'œuvre n’enchaîne pas tout de suite sur le crime ou sur Jack Kovalski mais sur le Père Sagosia, un prêtre ghanéen en pleine mortification. Le 17 août 1983, il reçoit son autorisation de voyage et entre alors dans une forme de délire. Le 21 août, deux jeunes femmes noires, stagiaires dans un grand cabinet d’avocats, sont tuées à New York. Un lien de causalité s’instaure et, très vite, confirmé pour le lecteur qui suivra en parallèle l’enquête de l’inspecteur Kovalski, futur suicidé, et les actes criminels du Père Sagosia. L’élément d'accrochage choisi par les auteurs n’est donc pas le mystère autour du coupable, mais l’observation des protagonistes et leur parcours.
Alors que Kovalski se rend à Washington, il se retrouve associé à Cheng auquel il dévoile une personnalité empreinte de racisme. Néanmoins, l'œuvre de Bollé et Beuzelin évite de dépeindre les personnages de façon unidimensionnelle par divers choix narratifs judicieux. Sans gommer les travers de Kovalski, les auteurs présentent l’origine de la défiance de l’inspecteur envers les noirs en raison de l’implication de personnes de cette communauté dans le décès de son père et de son grand-père. De plus, sa relation à Cheng rappelle les buddy movies, films dans lesquels des policiers, par exemple, malgré leur relation houleuse, arrivent à faire abstraction de leurs différends pour rendre la justice. Le portrait de Jack se nuance alors qu’il rencontre l’une des figures centrales du récit : Bella Jackson.

Cette séduisante femme noire, avocate et fiancée du commissaire, occupe très vite les pensées de Kovalski, mais également du tueur, dont l’obsession se révèle petit à petit. La première rencontre entre le Père Sagosia et Jack se fait alors qu’ils observent tous deux Bella se dénudant chez elle. Les codes du film noir sont respectés à la lettre. La femme fatale est au cœur de l’intrigue. Le tueur et l’inspecteur se rejoignent ainsi dans une fascination qui dépassent leurs différences. Ainsi, le choix du noir et blanc pour illustrer ce récit relève autant d’un hommage aux premiers films noirs que d’une envie de gommer les différences entre les protagonistes ; les origines de chacun n’étant discernables que par leur morphologie faciale. Chaque personnage voit ainsi son déterminisme sociologique atténué pour focaliser l’esprit du lecteur sur son individualité.
Cette obsession de Jack et du Père Sagosia pour Miss Jackson n’est cependant pas due à son seul charme. Elle s’enracine dans la psychologie de chacun d’entre eux. Pour l’inspecteur Kovalski, troisième génération d’une famille de policiers au destin toujours tragique, la belle avocate qui vit dans les nouveaux quartiers de la capitale, telle une incarnation du changement promis par Martin Luther King, a des airs de rêve américain concrétisé. Une source d’espoir pour celui qui ne peut que l’observer de loin, comme prisonnier d’une vie qu’il n’arrive pas à transcender en grande partie à cause de sa propre aigreur.
Pour le prêtre ghanéen, Bella incarne également le point de rupture avec une vie de rancunes. L’homme qu’il admirait le plus dans son enfance était W. E. B. Du Bois, un important militant de la cause noire, théoricien du Panafricanisme exilé au Ghana qui mourut peu avant le discours de Luther King et qui fut donc ignoré des médias. De là naît une haine personnelle de Sagosia pour la figure des droits civiques américain, retournement contre-intuitif qui humanise autant le tueur que la figure souvent sacralisée de Martin Luther King. L’amour à sens unique de Sagosia pour la belle Jackson termine de lancer la machine fatidique.

Pour le tueur comme pour l’inspecteur, les motivations sont ancrées dans un passé plus ancien que les crimes de New York et même que le fameux discours de Luther King. Narré par Cheng qui revient dans son ancien bar de prédilection situé dans une rue à sens unique, comme incapable d’aller de l’avant, le parcours des protagonistes a des allures de fatalité. Le principe contredit ainsi les promesses de rêve américain auquel aspirait également Martin Luther King comme le montre un extrait choisi du discours du 28 août 1963. L’un des mythes associés au pays de l’oncle Sam est la possibilité pour chacun de rompre avec son passé pour s’élever socialement et atteindre une vie paisible. Bella et les deux victimes qui ont lancé l’affaire en sont les figures emblématiques : elles sont issues de la communauté noire et sont parvenues à un statut social qui leur aurait été sans doute inatteignable auparavant. Pourtant le destin qui conditionne leur parcours évoque la possibilité d’une illusion américaine.
Le choix d’un prêtre africain est ici évocateur. Le père Sagosia est tourmenté par le péché, quand bien même sa fonction devrait le prévenir du danger, jusqu’à devenir un tueur en série, figure monstrueuse par excellence de l’inconscient collectif moderne. Il fait ainsi office de reflet inversé de Martin Luther King, devenu, lui, une figure héroïque. L’usage des codes du film noir se justifie d’autant plus que ceux-ci font de l’exposition psychologique et sociologique du monde une matière à réfléchir sur l’origine du mal. En fin de compte, l’idée centrale de Black Gospel est de présenter des personnages pleinement humains, conditionnés par un contexte socio-historique mais au final travaillés par des maux universels.

Le récit de Bollé et Beuzelin se structure autour d’idées offrant un contre-argument au rêve américain. Non seulement le passé détermine le parcours des individus mais ces derniers sont travaillés par des tourments communs à toute l’humanité. Idée qui est à la racine de la pensée chrétienne. Black Gospel se veut ainsi une œuvre où le crime est un rappel qu’au-delà des déterminismes socio-culturels, l’origine du mal se trouve avant tout dans le rapport qu’a chaque individu avec ce que lui impose le destin, contrairement à ce que laisse espérer un certain mythe moderne.

Crédit image : ©Robinson