
Accueil > Jeux vidéo > Mafia : The old country
Parmi les licences de jeu vidéo ayant fait couler le plus d’encre, souvent dans le cadre de la polémique, la plus célèbre est sans conteste Grand Theft Auto. La série de Rockstar Games qui a permis à des millions de joueurs d’incarner un criminel fût nombre de fois condamnée pour sa violence, ou plutôt pour la liberté d’agir avec violence qu’elle offrait, sans que cela ne limite son succès, bien au contraire. La possibilité de parcourir librement un monde pour y faire sa loi intrigue. Il n’est pas étonnant que des émules soient nés tels que Saints Row ou Watch Dogs. Pourtant, l’une des licences les plus souvent citées comme dignes rivales du mastodonte de Rockstar reste Mafia. Une série à l’approche suffisamment différente pour attirer l’attention de ses fans neuf ans après la sortie du dernier opus. La sortie de Mafia : The old country, un préquel, est l’occasion de découvrir les éléments constitutifs de la licence et de voir ce qui permet au jeu de tenir par lui-même.

Cet épisode propose aux joueurs de revenir aux origines de la fameuse Mafia. Il amène donc là où tout à commencé : la Sicile en 1904. Dans la ville fictive de San Celeste, le jeune Enzo Favara trime comme « carusu » dans une mine de soufre. Le garçon espère quitter ces souterrains en gardant de côté un peu d'argent, soutenu par son ami Gaetano qui rêve carrément de partir en Amérique. Seulement le rêve s'écroule après un coup de grisou qui sera fatal à ce dernier. C'en est trop pour Enzo qui refuse de mourir à la mine comme d'autres. Profitant d'un tremblement de terre, celui-ci s'enfuit à cheval, mais sera bien vite rattrapé par les hommes de main de Spadaro, assoiffés de sang. Son salut, il le devra à Don Torrisi, propriétaire d'un vignoble qui n'apprécie pas qu'on empiète sur ses terres.
D’ores et déjà, le jeu rappelle ce qui fait la spécificité de la série. Les GTA proposent des bacs à sable où les libertés offertes permettent toutes les extravagances sur fond de satire de la culture américaine. Mafia, à l’inverse, offre des récits plus dirigistes à la mise en scène travaillée et aux personnages marquants, rapprochant ses jeux du cinéma interactif. Les précédents opus faisaient suivre les parcours mafieux d’un chauffeur de taxi dans la ville de Lost Haven, inspirée de Chicago en 1930, puis d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale à Empire Bay, calqué sur le New-York des années 40, et puis d’un afro-américain de retour du Vietnam à New-Bordeaux, une Nouvelle-Orléans alternative, en 1968. Ces récits de parcours individuels au croisement du réel et du fictif permettent à la série d’éviter de les enfermer dans un contexte rigide afin d’offrir une plongée dans l’esprit d’une époque. Une méthode déjà pratiquée par de nombreux cinéastes dont Sergio Leone avec Il était une fois en Amérique.

The old country suit cette logique à la lettre mais dans un cadre très différent de ses prédécesseurs. Pour comprendre les origines de la fameuse organisation criminelle, il faut s’éloigner des États-Unis et s’immerger dans l’Italie du début du XXème siècle. La vie d’Enzo est conditionnée par son époque, comme tout un chacun. Lorsque Don Torrisi le prend sous son aile après avoir intimidé ses poursuivants, Enzo ne voit pas un chef criminel. C’est un homme qui défend sa terre, s’impose avec force et incarne certaines valeurs traditionnelles, notamment la famille, face à un autre propriétaire. Enzo n’est d’ailleurs pas le seul à demander protection à Don Torrisi. Nombre de cultivateurs lui demandent de l’aide face aux bandits qui sévissent dans la région. Don Torrisi donne ainsi une image de seigneur féodal protecteur dans cette Sicile abandonnée par un état italien plus intéressé par le nord industriel que le sud agricole. Un contexte qui structure toujours l’Italie moderne.
Le jeune garçon va voir sa vie changer lorsqu’il rejoint la famille du Don pour qui il promet de travailler. Il se voit offrir de vrais repas, des habits propres et un cadre chaleureux. Il sera même entraîné au maniement du couteau par un des hommes de Torrisi. Enzo suit donc un parcours similaire à celui d’un écuyer du moyen-âge. Ce statut lui offre une possibilité d’évolution sociale autant qu’un rite de passage à l’âge adulte, les références à l’enfance et à la virilité étant nombreuses. Le Don devient de fait une figure paternelle de substitution. Un parrain au sens symbolique qui permet de comprendre ce qui structure la Mafia.
Le parcours d’Enzo est d’ailleurs similaire à celui des protagonistes des précédents opus de la série, ainsi que de nombreux films de gangsters. Avec cette famille, le jeune sicilien a l’occasion de faire ses preuves en gagnant une course de chevaux. Son courage et son talent sont reconnus. La vie semble plus douce et juste. Tout comme pour Tommy Angelo, chauffeur de taxi au début du premier jeu, ou Henry Hill dans Les affranchis, la Mafia est un moyen d’échapper à une condition sociale jugée dégradante au sein d’un groupe soudé.

À mesure qu’Enzo s’élève dans la hiérarchie se révèlent les véritables méthodes et motivations de la famille. Au départ, le Don et ses hommes se présentent comme de nobles défenseurs des cultivateurs siciliens, mais ces derniers doivent payer pour cette protection, quitte à ce qu'on leur pointe un pistolet sur la tempe. La famille est souvent présentée comme importante, mais de manière lapidaire. Les affaires sont la seule chose que les hommes du Don décrivent littéralement comme “tout ce qui compte”. Une forme de mimétisme se dessine alors entre Spadaro et Torrisi.
La lecture de documents dispersés dans le jeu révèlent que Spadaro lui-même rend des comptes à quelqu’un et fait payer sa protection à certains. Entre la Mafia et le riche propriétaire, il ne semble y avoir qu’une différence de statut juridique. Cet usage de la documentation pour apporter de nouvelles informations entretient une distance entre l’avatar, prisonnier de son histoire, et le joueur. Ce dernier peut ainsi approcher l’histoire sous l’angle de la réflexion historique voulue par les créateurs de la licence.

La ressemblance entre les deux hommes d'affaires est par ailleurs explicitée par le traitement qu’ils accordent aux mouvements de grèves lancés par certains travailleurs et les socialistes. L’un comme l’autre y répondent par la violence. Il faut casser les grèves car elles sont mauvaises pour les affaires. Les deux cherchent à gagner de l’argent et échanger sans contrainte étatique. En particulier avec les Américains à qui Don Torrisi achète de l’alcool, des armes modernes et même une voiture. La Mafia, avide d’un certain libre-échange bon pour ses affaires, participe en substance à la modernisation de la Sicile et devient vecteur d’un changement d’époque, concrétisé par le remplacement de la course de chevaux du début en une course de voitures. En cela, les mafiosi semblent de parfait agents capitalistes.
Un point qui s’ajoute à nombre de détails qui anticipent la montée en puissance de l’organisation aux États-Unis. Il y a après tout beaucoup d’éléments de ce récit qui rappellent la culture américaine. Les poursuites à cheval, les fusillades à coups de revolvers, les bandanas au visage, et tout cela dans un paysage aride prétexte à un voyage initiatique, sont des codes du Western. Ceux-ci s’accompagnent d’un amour interdit entre Enzo et Isabella, la fille de Don Torrisi, qui lui propose une pomme à leur première rencontre et qu’il refuse d’abord, avant qu’elle ne la croque. Par ce parallèle explicite avec Adam et Ève, la chute prochaine d’Enzo est prophétisé, enclenchée par Isabella qui devient la Femme fatale originelle.
Les emprunts à l’ancien testament confirment The old country dans cette ambition de récit fondateur d’un certain imaginaire. Les travailleurs de la mine, mal habillés et mal traités dans le désert ne sont pas sans rappeler les esclaves bibliques, par exemple. Logique puisque le pays d’origine de la Mafia reste marqué par un catholicisme profondément ancré jusque dans l’esprit de ses criminels. Cependant, le but n’est pas l'élévation vers la sainteté, bien au contraire. Le point d’orgue de l’histoire d’Enzo est son entrée définitive dans les affaires de son parrain. Une étape atteinte après l’assassinat d’un homme, suivie d’un rituel dans la cave du domaine Torrisi, matrice obscure à la luminosité écarlate, au cours duquel le garçon devient un homme par l’écoulement de son sang sur une image de Sainte très vite incinérée. Une esthétique plus proche de la messe satanique que du baptême chrétien qui précède une pleine plongée dans la criminalité ultra-violente.

Au final, The old country parvient à plonger le joueur dans l’esprit de l’Italie afin de présenter les origines de la célèbre organisation criminelle, la source de sa puissance et ses contradictions qui entraîneront sa chute. Le troisième opus de la licence n’a pas eu autant de succès de par une approche trop similaire à son rival de chez Rockstar Games, mais avec ce préquel, l’histoire de la Mafia semble complétée. L’organisation, depuis toujours, se présente comme une promesse d’élévation sociale et de liberté derrière des valeurs plus vendeuses que l’aliénation du monde industriel.
Elle qui naît dans un cadre populaire et traditionnel, la Sicile des années 1900, s’écroulera aux États-Unis à mesure que la drogue devient le cœur battant du monde criminel. Un constat dont témoigne le célèbre Godfather de Puzo, et son adaptation par Coppola, ainsi que le troisième jeu de la licence qui montre en substance la transition du monde criminel américain vers l’hégémonie des gangs. Puisqu’en fin de compte, derrière les valeurs qui habillent la Mafia, comme l’admet l’homme de main de Torrisi, ce sont les affaires qui comptent. La pensée mafieuse s'imbrique parfaitement dans la logique capitalistique et colle dans son imaginaire aux codes du western. Ceci permettant à la licence, tout au long de ses quatre opus, d’expliquer comment la Mafia parvint si aisément à s’intégrer dans le paysage culturel américain.

Crédit image : ©Hangar13 / ©2Kgames / ©IGBD