Lorsque Alice, le formidable film de Jan Švankmajer, paraît à la fin des années 1980, l’œuvre frappe immédiatement par sa singularité. Plus de trois décennies plus tard, après une sortie en salle en 2024 et à l’occasion d’une coédition vidéo (Potemkine Films/Malavida), force est de constater que la puissance du film demeure intacte. La première réalisation longue de Jan Švankmajer conserve cette capacité rare à troubler autant qu’à émerveiller et à faire résonner chez le spectateur adulte, comme le souhaitait déjà Lewis Carroll, une forme d’inconfort fertile, une impression qui oscille entre enchantement et inquiétude. Le film invite sans cesse à mesurer son propre imaginaire au déferlement d’images, de sons et de sensations qui composent l’univers de l’auteur tchèque.
Membre éminent du groupe surréaliste praguois, Švankmajer a trouvé dans le cinéma, et plus particulièrement dans l’animation, un terrain idéal pour prolonger ses recherches plastiques. À l’instar des artistes des années 1920 et 1930 qui voyaient dans le médium filmique une chance d’ouvrir la modernité à de nouveaux procédés formels, le cinéaste conçoit Alice comme une extension d’expériences menées ailleurs : dans le théâtre de marionnettes, dans le travail sur les objets ou dans des pratiques proches du collage. Le film devient ainsi une interface où la liberté surréaliste rencontre la rigueur d’une adaptation littéraire assumée.
Car Švankmajer reste étonnamment fidèle à Carroll. Son film n’est pas un conte illustré mais une exploration des failles du langage, des glissements de sens, des paradoxes logiques qui nourrissent le livre. Là où l’auteur britannique utilisait la syntaxe pour creuser l’étrangeté, Švankmajer déplace ce trouble vers l’image elle-même : associations incongrues, fractures temporelles, objets soumis à une étrange vitalité. L’esprit du nonsense trouve dans la manipulation image par image une traduction directe, charnelle, presque tactile.
C’est ce rapport au langage qui motive l’attaque frontale du prologue : une bouche d’enfant, isolée du reste du visage, s’adresse au spectateur et lui intime de fermer les yeux pour mieux voir. Ce dispositif, à la frontière du discours d’accompagnement et de la rupture expérimentale, fracture immédiatement toute illusion réaliste. La narratrice n’est plus tant Alice que l’image elle-même avec ses lois propres. Cette séquence, pourtant tournée en prises de vues réelles, prépare le basculement dans un monde où les règles physiques se dérèglent au profit de la subjectivité.
Dès l’entrée dans la chambre de l’enfant, l’espace bascule. Les variations d’échelle, les transitions abruptes et les métamorphoses qui rythment le récit matérialisent l’instabilité d’Alice : curiosité, peur, désir d’échapper à l’ennui. Les visions qui surgissent ne sont pas de simples hallucinations mais des tremblements intérieurs rendus visibles. Le film épouse ce point de vue vacillant et en fait son moteur : affrontements avec l’inconnu, résurrections temporaires d’objets et de créatures, chapitres qui fonctionnent comme autant d’épreuves initiatiques.
La figure du lapin blanc résume cette dramaturgie de l’étrange. Empaillé, immobile, sa présence dans la chambre évoque déjà le collage surréaliste. Lorsqu’il s’anime soudainement, le décalage devient vertige. Alice ne fuit pas : elle reconnaît dans cette apparition la possibilité d’une autre logique, plus apte à fournir des réponses aux questions qui la hantent et en adéquation avec la nature de ses tourments et de ses attentes que le monde quotidien peine à rendre intelligibles. Suivre le lapin, c’est accepter que la frontière entre le réel et l’imaginaire vole en éclats. La chambre devient un laboratoire mental, un seuil ouvert sur un dehors réinventé.
Dans cette perspective, chaque objet animé porte les traces d’une existence antérieure et d’une mémoire supposée. Švankmajer s’amuse à doter ces fragments du passé d’une vie nouvelle, parfois menaçante, parfois dérisoire, mais toujours chargée d’un poids symbolique. Cette dimension “fantomale” irrigue tout le film : l’enfant est vivante, tout le reste semble ressuscité, comme si elle parcourait un territoire hanté par ce qui précède la mise en récit de soi.
En définitive, Alice cristallise l’un des enjeux centraux de la greffe du surréalisme à l’art cinématographique. Le film s’affirme comme la possibilité pour l’image de produire un espace où le réel et le fantasmatique se confondent sans jamais se résoudre l’un dans l’autre. En articulant animation et prises de vues réelles, manipulation concrète des objets et déstabilisation des repères narratifs, Švankmajer met en scène non pas une dérive imaginaire mais une réflexion sur les pouvoirs mêmes de la représentation. Le film agit comme un laboratoire où se démontent et se recomposent les systèmes de signes, confirmant que la vision, chez lui, n’est jamais simple perception mais acte de connaissance. Alice ne raconte pas seulement un passage du réel vers le rêve : elle interroge la manière dont les images modèlent notre compréhension du monde et comment leur perturbation ouvre un accès à des zones de pensée habituellement inaccessibles.
Les éditions proposées par Potemkine et Malavida, coédition pour le Blu-ray, édition Malavida pour le DVD, rendent pleinement justice au film de Jan Švankmajer. L’image, d’une qualité exemplaire, redonne au matériau d’origine toute sa texture et sa précision. Les suppléments, peu nombreux mais choisis avec discernement, constituent par ailleurs un ensemble cohérent et réellement stimulant.
L’édition Blu-ray accueille notamment un entretien d’une demi-heure avec Rafik Djoumi qui retrace les différentes incarnations d’Alice au cinéma sans oublier les échos plus discrets de l’œuvre de Carroll dans d’autres films. Son propos, à la fois érudit et limpide, révèle une connaissance étendue du sujet, jusqu’à rappeler la version de Dallas Bower (1949), hybride de live action et de stop-motion où s’illustre l’inventif, et trop méconnu, Lou Bunin.
Les deux formats proposent également Les Chimères de Švankmajer, documentaire réalisé en 2001 par Michel Leclerc et Bertrand Schmitt. Structuré autour de plusieurs temporalités, il suit Švankmajer et sa compagne Eva Dvořáková à Prague. Le documentaire capte leurs gestes, leurs échanges, leurs désaccords parfois subtils, avant de glisser vers les coulisses d’Otesánek, alors en production. L’ensemble dessine un portrait à la fois intime et professionnel, précieux pour comprendre l’alchimie créative du cinéaste.
Enfin, l’édition DVD collector de Malavida propose un livret de seize pages dont la densité mérite d’être saluée. Jean-Gaspard Pálenícek y offre un panorama clair et concis du cinéma d’animation tchèque, indispensable travail qui offre un cadre historique précieux pour apprécier l’œuvre de Švankmajer. On y trouve également des extraits du Cahier de notes de Pascal Vimenet (rédigés pour « École et cinéma ») et un texte d’Anne Sivan, remarquablement complet, rédigé spécialement pour l’éditeur. L’ensemble confère à cette édition une vraie portée pédagogique et historique qui accompagne le film sans jamais le réduire.
Crédit photographique : © Malavida
Suppléments Blu-ray :
"Les Adaptations d'Alice au Pays des Merveilles au cinéma" : Entretien avec Rafik Djoumi, journaliste et critique de cinéma (2025, 31')
• Introduction au film pour le jeune public (à partir de 8 ans, 7')
• "Les Chimères de Svankmajer" de Michel Leclerc et Bertrand Schmitt (2001, 80')
Suppléments édition DVD :
LIVRET 16 pages
Textes de Pascal Vimenet, Jean-Gaspard Páleníček, Anne Sivan, Cayetana Carrión
• Bande-annonce
• Les Chimères de Švankmajer de Bertrand Schmitt et Michel Leclerc (2001, 80')