La Trilogie d'Oslo
Publié par Stéphane Charrière - 3 décembre 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Premier film de la trilogie d’Oslo à être sorti sur les écrans français, Rêves n’est pas à proprement parler la porte d’accès incontournable de la trilogie réalisée par Dag Johan Haugerud. Peu importe l’ordre des visionnages. Car si les trois films dialoguent entre eux, ils ne se répondent pas directement. Que représentent-ils ? Des variations sur un même thème ? Des compléments d’information ? Un peu tout cela. Ils sont surtout à envisager comme des vibrations qui interrogent nos certitudes sentimentales sans jamais les brusquer.
Dag Johan Haugerud fait le choix d’un cinéma qui questionne les affects, le ressenti, mais aussi l’intellect et ses contradictions, le tout grâce à la place centrale octroyée à la parole dans son œuvre. Les trois films portent ainsi la volonté de nous surprendre en nous donnant matière à réfléchir. Comment doit-on et peut-on s’accommoder des désirs d’autrui sans que cela ébranle notre regard sur celui-ci ? Tout commence par l’écoute, par la capacité à saisir la portée d’une pensée, à comprendre comment une circonstance fugace peut faire vaciller un individu et le plonger dans la stupeur, la sidération ou la mélancolie. Puisqu’il faut écouter et entendre, les films seront bavards : les désirs enfouis, les pulsions ou les penchants amoureux s’y disent plus qu’ils ne se montrent, même si ce n’est pas tout à fait exact.
Prenons par exemple l’ouverture de Désir, le dernier film de la trilogie à être sorti en salle. Un homme, face caméra, s’adresse à une personne hors champ. L’espace est déconcertant : derrière lui, de larges fenêtres donnent sur un paysage apparemment sans aucune fonction narrative. Le mobilier, neutre et sans âme, évoque moins une consultation qu’un lieu de passage. L’homme raconte un rêve récurrent : David Bowie s’approche de lui avec un désir manifeste. De plus, dans ce rêve, notre personnage a la sensation troublante d’être une femme. L’homme resté hors-champ encore à cet instant répond, questionne de manière très simple.
Le récit se transforme en conversation lorsque la caméra élargit le cadre à la faveur d’un discret mouvement de caméra. Apparaît alors l’interlocuteur, un collègue, ramoneur, s’invite dans le champ. Chacun se retrouve à l’extrémité du cadre, séparé par un angle de mur qui scinde l’espace. Le second homme confie alors avoir cédé à une impulsion la veille. Impulsion qui l’a mené à une relation sexuelle avec un client. La caméra, alors, l’isole afin que son récit vienne s’ajouter à ce qui a déjà été raconté. L’uniformité du décor prend soudain sens : ce que suggère Haugerud, c’est que les questions qui agitent nos sociétés (identité, désir, orientation sexuelle) ne relèvent ni de la classe sociale, ni de la nationalité. La salle de repos de cette entreprise ressemble à toutes les salles de repos du monde occidental : Oslo devient un village-monde, une généralité.
Et derrière cette scène affleure une interrogation plus large : pourquoi, dans nos sociétés modernes, les questions relatives au sexe et à la sexualité génèrent-elles autant d’anxiété, de scrupules, de peurs ? Haugerud ne cherche pas à proposer une réponse mais à montrer la fragilité émotionnelle que ces situations réveillent même chez ceux qui ne se pensent pas concernés par la remise en question de leur identité.
Cette exploration des tensions entre désir, impulsion et identité trouve un autre terrain dans Rêves où Haugerud déplace le questionnement vers la relation entre parole intérieure et expérience vécue. Une voix off, littéraire, accompagne des images censées restituer une histoire sentimentale vécue par Johanne (Ella Øverbye). Rapidement, un doute naît : la voix est trop organisée, trop maîtrisée pour être le reflet immédiat de l’expérience. Les images proviennent d’un cahier de notes. Dès lors : ce qui est dit correspond-il à ce qui est montré ? Et, plus encore : s’agit-il d’un vécu réel ou d’une invention : fantasme, projection, fiction d’une écrivaine en devenir ?
Haugerud expose ici la complexité du sentiment amoureux, que rien ne simplifie, ni l’âge, ni l’expérience, ni la culture. Il montre des intériorités bouleversées, impossibles à circonscrire, traversées de contradictions où la pensée dément parfois le geste et où l’émotion déborde ce que les mots peuvent contenir. Le premier amour, surtout, rend difficile la conciliation entre le choc émotionnel et la matérialité du réel amoureux. Le décalage entre voix et image devient alors l’expression d’une frontière invisible entre les émotions et la réalité qui les a fait naître. Dès lors que le cadre isole un personnage ou se resserre sur un geste, nous quittons le récit littéraire pour entrer dans l’intime, dans la révélation de sentiments encore informes.
À travers la trilogie, Haugerud semble suggérer que de nouvelles façons de penser, de sentir et de se comporter sont possibles, pour peu que l’on accepte de considérer le désir comme un terrain mouvant, complexe et non assignable à des catégories rigides. Le cinéma devient alors le lieu où se dessinent ces possibles, où les personnages expérimentent des tentatives, des hésitations, des contradictions qui desserrent les normes héritées, qu’elles soient familiales, religieuses ou sociétales.
Reste une question, peut-être la plus fondamentale : le cinéma, et la parole qui le traverse chez Haugerud, peut-il saisir la nature profonde du sentiment amoureux ? Peut-il rendre compte de son inadéquation constitutive avec la matérialisation des affects ? La trilogie ne prétend pas y répondre. Elle observe plutôt comment le langage, l’aveu, la confession ou le récit peuvent approcher l’amour sans jamais l’épuiser. Haugerud filme ainsi moins des réponses que des hypothèses, moins des certitudes que des troubles. C’est peut-être là que réside la beauté de ces films, dans la reconnaissance lucide que l’amour se dit imparfaitement, se montre maladroitement et que c’est de cette inadéquation même que naissent son drame, et sa grâce.
Crédit photographique : ©Pyramide Distribution
Suppléments :
Entretien original avec le réalisateur Dag Johan Haugerud
3 courts métrages :
« 16 Levende Klisjeer » (1998, 4’)
« Utukt » (2000, 7’)
« Trøbbel » (2006, 28’)