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A Beautiful Day

Publié par - 19 novembre 2017

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Avec quatre longs métrages à son actif en dix-huit ans de carrière, la présence de Lynne Ramsay dans le paysage cinématographique international est modeste en quantité mais qualitativement intense. Depuis sa révélation au Festival de Cannes en 1996 avec son court métrage de fin d’études Small Deaths, elle viendra y présenter systématiquement ses œuvres. A Beautiful Day,  en compétition cette année, a obtenu deux prix :  scénario et prix d'interprétation masculine attribué à Joaquin Phoenix. Adaptation de la courte nouvelle éponyme de Jonathan Ames, le film lui emprunte son postulat de départ à la tradition hard-boiled américaine, profitant du décors new-yorkais pour explorer en profondeur les dérèglements sensoriels et émotionnels d’un personnage vivant en marge de la société.

Dès la scène d’introduction, la caméra de Lynne Ramsay nous propulse au cœur du film dans une succession de gros plans qui introduisent le personnage principal, Joe, un tueur à gage. Son professionnalisme se manifeste dans la précision des gestes et la répétition des étapes de nettoyage de la scène de crime, comme dans sa capacité à éliminer en un radical et chirurgical "coup de boule", qui n’a rien à envier au Depardieu de la grande époque, un malheureux agresseur furtif. Une fois la mission accomplie, son imposante silhouette se remet alors en marche continuant son inlassable route d’un pas régulier et lourd, souligné par un omniprésent et métronomique bruit de soulier. Il faudra continuer à avancer pour ne pas étouffer.

Présenté d’abord comme tout puissant, bien que d’allure plus proche du Minotaure que d’un dieu grec, la carapace de notre tueur à gage se fissure au fil de la progression de l’histoire, dévoilant ses composantes humaines et les démons auxquels il est en proie. Les traumatismes endurés dans le cercle familial au plus jeune âge sont le fondement de la quête dans laquelle Joe s’est lancé, en réalité plus proche de celle d’un justicier luttant contre les violences physiques et sexuelles faites aux enfants que d’un basique nettoyeur mercenaire. Adulte, il partage toujours le gîte avec sa mère, très âgée, pour qui son dévouement sera un mélange d’amour inconditionnel, d’assistance et de soumission infantile. A Beautiful Day aborde frontalement le rapport mère-fils avec humour lorsque Joe imite Norman Bates poignardant sa mère à la façon de Psychose dans la célèbre scène de douche. D’apparence anecdotique, cette référence permettra de désamorcer la nature de leur rapport déjà très lourd et trouvera un écho beaucoup plus fort encore lorsque Joe reviendra dans sa maison pour descendre le grand escalier en bois déterminé à affronter ses démons.

Le cloisonnement des espaces est permanent dans A Beautiful Day. En rupture avec la verticalité majestueuse de New York, Lynne Ramsay choisit le format 2 :39 et explore horizontalement, au plus près du sol, ce que la ville a dans son ventre. Lors de sa première apparition à l’écran Joe entre par dessous l’écran depuis le sous-sol d’un immeuble vers l’extérieur de la ville. S’en suit un jeu du chat et de la souris illustrant les difficultés qu'a le personnage à rester dans un espace clos et défini par les limites du cadre. De la même façon le rapport d’échelle causé par l’utilisation de très longues focales l’enferme dans la profondeur de champ positionnant tous les plans sur le même niveau, les morceaux de villes glissant littéralement sur lui. Ce procédé de mise en scène nous projette au plus prêt de l’espace mental de Joe, et dépeint le paysage de son âme.

Pour sa première réalisation en numérique, Lynne Ramsay tire profit de ce nouveau matériau pour intensifier l’expérience physique du spectateur et le rapport charnel avec le support filmique qui en découle. Dans A Beautiful Day, si le cadre délimite l’espace mental de Joe, la surface numérique en recueille les maux. Elle est alimentée par les expériences masochistes auxquelles il se livre durant lesquelles le temps semble se suspendre dans d'hyperréalistes gros plans. Joe participe à la construction d’un rapport épidermique avec la surface du film lorsqu’il broie lentement entre son pouce et son index un innocent bonbon vert ou lorsqu’il met son souffle et sa résistance physique à l’épreuve en recouvrant sa tête d’un sac plastique, ne semblant faire plus qu'un avec la matière en présence. En ce sens, après avoir exfiltrée la jeune fille des griffes de son prédateur sexuel, un plan d’une rare beauté répond aux mêmes règles. Le rapport physique direct avec son sauveur pouvant prêter à confusion, la jeune fille trouvera moyen d'entrer en contact avec lui dans une lente et délicate succession d’aller retour de la main, caressant directement l’écran de cinéma comme témoignage de sa gratitude et de son affection.

A Beautiful Day soulève sans ménagement les enjeux liés à la maltraitance infantile et les conséquences, physiques et mentales, qui en résultent. L’acte de violence pure est cependant systématiquement tenue à distance. A l’instar de la façon dont notre société traite la question, elle reste hors champ à de multiples reprises, ou est vue depuis un système de vidéo surveillance en noir et blanc lors de la scène de l’hôtel. L’image sensée révéler le non-dit devient un rempart contre le réel. Ce mutisme social trouve une incarnation parfaite dans le personnage de Nina, interprétée par Ekaterina Samsonov, dont la froideur plastique répond aux codes d’un mannequinat aseptisé sur lequel glisse les émotions, véritable réceptacle allégorique de tout le mal présent dans ce monde. A contrario, Joe, adulte, porte les marques de cette violence sur son corps boursouflé. Pire encore, son intime rapport à la douleur exprime son incapacité à vivre sans celle-ci et à se détacher de son passé. Dans le dernier acte de A Beautiful Day, Nina agira finalement comme un révélateur en le privant d'une ultime tuerie, les cadavres gisant déjà sur le sol à son arrivé, le voilà amputé de la violence qui l'a accouché. Sa propagation devient impossible, il tombe en sanglot, désarmé, inutile.

La conclusion du film, qui donnera une des pires traductions de titre en France, est un happy-end en demi-teinte. Le tandem arrivé au bout de l’aventure est confronté à l’après : comment vivre et réintégrer la société avec cette indélébile traumatisme ? Lynne Ramsay donne un élément de réponse impitoyable dans le fond et la forme. Joe aura beau agir de la manière la plus choquante possible, il ne provoquera aucune réaction auprès de l’audience présente, de quoi susciter une irradiante migraine...

Reste alors l’invisible, des bancs vides sur lesquels défile le générique de fin et les noms des artisans du film.

Crédit photographique : Copyright SND

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