"Effet spatial" ou "Dans l'illusion, le mensonge annonce la vérité"
Publié par Pierre Rochigneux - 11 janvier 2018
Catégorie(s): Cinéma
Kong, roi des figures animées, du premier au dernier singe singé, de la terreur érotique au jeu vidéo, un chemin du cinéma ? (1) Le monstre reste, quand il est encore lisible. Le monstre se montre, faux pour de vrais sentiments. La bête égale la belle. Je suis sous mon siège, le train m'écrase, maman, ai peur.
Les effets spéciaux du cinématographe, art exigeant de la technique, sont d'abord des artifices de la magie, du cirque ; la lumière décomposée se recompose et agite des figures : un coureur nu, deux lutteurs lents, un oiseau immobile mais qui vole, un cheval au trot. Ceci sous une tente plongée dans le noir, puis dans une salle, la première à Saint-Etienne en séance payante ; va, gone, invente, je distribue ! Ensuite, juste ensuite, naît son vocabulaire spécifique. Certes, issu de la photographie et s'y ajoute le montage. Évidence ? L'écriture du mouvement. Un langage encore employé en 2027 (demain) quand la caméra aura disparu du plateau. 8 - 9,5 - 16 - 35 - 70, les numéros d'artifice comme une ombre conquise, ce n'est que lentilles et supports d'argent, l'essentiel est dans le jet de lumière. Violent. Derrière nous. Violent. Devant nous.
Mais le passage aux Enfers est d'une magie confondante, Jean Marais/Orphée plonge la main dans de l'eau, la verticale est convoquée, l'eau devient miroir, le passage peut se faire, il ira vers Eurydice, nous avec (4).
Continuons ce jeu. Mes craintes, mes joies, mes mouvements exacerbés par les lumières inattendues. Super Jamie va super vite, comment l'exprimer ? Par le ralenti ! (idem pour L'homme qui valait 3 milliards) (5). Ainsi, le mensonge absurde du mouvement me fait croire à la vitesse de cette jolie fille, hélas un peu flic sur les bords. Je l'aime, ses jambes, mes 14 ans, télévision. Et content d'y croire.
Quand j'ai vu Le monde du silence (6), j'ai su que je pouvais respirer sous l'eau, dans la salle de billard de l'Amicale laïque de Boën. Quand j'ai vu Neil Armstrong à la télé, en 69, j'ai su que Tintin est vrai. Mais que ces images rebondissantes étaient juste un documentaire, une réalité, un truc sans peur, quotidien. Il m'a fallu attendre ; vous ai-je parlé de Gravity ?
Keaton est debout. Une façade tombe. Une fenêtre est au bon endroit, Keaton est encore debout. On la refait ? Oui, burlesque, premier effet. Autant en emporte le vent (7) en couleurs, exit le Nord & blanc, Taratata ! Les drapeaux de Jour de fête (8) rigolent encore.
La mise en scène, première poudre d'illusions. Donc, les acteurs, les acteurs dans la lumière. Philippe Caubère/Molière meurt, n'en finit pas de mourir dans cet escalier aux mille marches, qu'est ce que ça veut dire ? (9) Ça nous raconte. L'agonie, le sublime, la grande montée. Je suis dans l'escalier. Mille marches immobiles, les pas surjoués des acteurs et nous, grimpant, spectateurs jouant leur jeu, entraînés par leur mouvement. J'ai monté ces marches.
La pellicule se bloque dans le projecteur, brûle à l'écran. Le film, La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer. Une bonne partie de la salle rit.
J'ai découvert Taxi driver (10) en salle, en stéréo, donc à Paris. Un son m'annonçait ce qui allait venir de la droite de l'écran, de la gauche de l'écran. Je n'aime pas la viande prémâchée. Le hors-cadre, premier effet du cinéma. Il y a autour du cadre une fiction qui nous vient. La photo joue de ceci. L'œil apprend à voir ce qui n'est pas dans son champ, dans le cadre, il le devine. Deviner, c'est raconter les contours de l'histoire. C'est écouter ce qui est au large, "l'essentiel est invisible aux yeux". La littérature ne sait pas fabriquer techniquement ceci. Lire entre les lignes, mon œil ! Au cinoche, des yeux derrière la tête !
Paris encore, Chiens de paille (11), une salle en sous-sol, les vibrations du métro juste aux moments peu aimables. Effet ? Cinéma 3D, nos corps mouvants. Évoquant soudain Sam Peckinpah, est-il concevable de croire que des longs-manteaux puissent tomber au ralenti, abondamment arrosés de plomb ? J'y croyais. Puis-je y croire aujourd'hui ? (I hope so).
Et ceci est une histoire personnelle.
J'ai falsifié ma carte de lycéen pour aller voir Le dernier tango à Paris (12), interdit aux moins de bite de mes deux pour que mon corps change. Mon premier "vrai" film. Les trucages dans À nous les petites Anglaises (13) sont réduits à la bouteille de Coca dans le pantalon, effet spécial autorisé, je tombai amoureux de Claudie. La scène du Tango dont je n'ose parler est d'un effet très spécial. Mais... Le spectacle, la réalité, on saurait en dire de pas drôles sur le tournage de ce jour. Ça perce les boutons, en tous cas. Ça gonfle les neurones.
Faut pas que je raconte tout ça. La réalité des effets, c'est l'Arriflex 35, c'est le Nagra. L'Arriflex parce que ça se place dans un Stuka en piqué, en 1939 aux premières lignes du front et ça montre comment la rapide guerre se gagne. Pas cool, je sais. Me semble que Godard - Lang en parlent, jadis. Un truc portable, maniable, en 35 mm, qui permet de sortir des studios et pour le son, c'est le Nagra qui fabrique la Nouvelle Vague et ses déplacements de textes. Une invention pour une intention. Tout est ici, dans l'adéquation entre un matériel (améliorations inclues) et l'intention, ce qu'on veut restituer en émotion, idéologie ou production de richesse. La GoPro fabriquera du cinématographe, qu'on se la mette où je pense ou non. Toujours, écrire du mouvement.
Quoi ? Quoi dans Andrei Roublev (14), quoi dans Les chevaux de feu (15) ? Ou dans Le cerf-volant du bout du monde (16), dans Huit et demi (17) ? Dans Tron (18) ? La chose très précise d'une illusion à saisir pour celui qui veut y croire. Et s'y trouver. Vérité, mensonge, un jeu, un vocabulaire, une expérience, une culture. Un vaste trucage de textes, décors, mouvements, couleurs. Ce que Samuel Fuller (rencontré à St Etienne, gratuitement) nomme, en un mot, ÉMOTION (19).
Wojciech J. Has, je n'arrive pas à le placer ici. J'ai des pellicules derrière l'oreille, des balades en attente. Bon, une pirouette pour finir la promenade. Le son des pas dans un film de Bruno Dumont, très présent pour un personnage très lointain (Hors Satan). Quel effet ? On y est. Contre un personnage perdu. On s'est éloigné, avec lui. Notre corps, notre esprit, toutes nos idées, notre attention. Nous sommes de fiction.
Les manèges évoluent, nous aimons perdre l'équilibre.
15-17 déc2017embre
1 - Merian C. Cooper - Ernest B. Schoedsack puis d'autres
2 - Ennio Morricone. Oups, Sergio Leone
3 - Alan Crosland
4 - Jean Cocteau
5 - Kenneth Johnson
6 - Jacques-Yves Cousteau / Louis Malle
7 - Victor Flemming et d'autres
8 - Jacques Tati
9 - Ariane Mnouchkine
10 - Martin Scorsese
11 - Sam Peckinpah
12 - Bernardo Bertolucci
13 - Michel Lang, ah, Michel Lang !
14 - Andreï Tarkovski
15 - Sergueï Paradjanov
16 - Roger Pigaut
17 - Federico Fellini
18 - Steven Lisberger
19 - "Pierrot le Fou" de Jean-Luc Godard