Fincher et les VFX : le Faux au service du Vrai
Publié par Stéphane Charrière - 19 janvier 2018
Catégorie(s): Cinéma
Il y a toujours eu chez David Fincher une volonté de fuir la pyrotechnie pour ne pas en faire la finalité de son travail. Même si quelques exceptions viendront confirmer la règle (Fight club, Panic Room), Fincher sait pertinemment, au regard de ses origines professionnelles, que l’outil, aussi ingénieux soit-il, ne doit jamais se substituer à la finalité d’un acte créatif. Venu au cinéma par l’intermédiaire de la technique, il bascule presque naturellement vers les effets spéciaux en travaillant sur un court-métrage. Puis, ce seront les années Industrial Light & Magic et une participation active sur quelques films aussi formateurs que fondamentaux : Star Wars VI, Indiana Jones et le temple maudit, Le secret de la pyramide…
Intelligent et réputé habile technicien, Fincher fait ses armes de réalisateur sur des clips et de la pub. Lorsqu’il arrive à la mise en scène sur Alien 3, le monde du cinéma est attentif. Le film ne prouvera pas grand-chose puisque sa fin n’est pas celle souhaitée originellement par Fincher. Pour se faire une idée de son potentiel, il faudra attendre 1995 et un film qui est devenu au fil du temps un incontournable cinéphilique : Seven.
Dès Seven, on remarque que Fincher, s’il a recours aux effets spéciaux pour servir son propos, n’en abuse pas et même mieux, il les dilue dans l’image pour les rendre imperceptibles. Il apprend vite. Il sait que pour que le cinéma fonctionne, pour que l’illusion entraîne le spectateur vers un ailleurs tangible, il faut créer une sorte de mensonge. Un « mensonge » si beau qu’il nous apparaisse plus vrai que la Vérité et qu’il devienne, in fine, pendant le temps de son observation, la seule vérité qui nous préoccupe.
Dans le cinéma de Fincher, pour que cette vérité soit probante, elle nécessite un savoureux mais complexe mélange de réalisme et d’artifice. Le Réel se nourrit, pour mieux dessiner sa Vérité, du factice et inversement. Mais, pour que la réciproque fonctionne, l'un ne doit jamais prévaloir sur l'autre. Fincher tentera donc de fuir ce qui est clinquant, ce qui est visible, ce qui témoigne d’un savoir-faire technique que l’on expose avec fierté au détriment du propos. Dans son approche de l’outil, son utilisation est soumise à condition : échapper et fuir l’artificiel pour que l’illusion soit totale, pour que le spectateur croit en ce qu’il voit. Cette conciliation est aussi la garantie que l’usage de l’effet ne détermine pas ce que sera le film, elle en est simplement partie intégrante comme tout élément apte à nourrir une stylistique.
Fincher sait aussi que pour que plausibilité il y ait, il faut que le contexte et la situation soient vraisemblables. Pour que le spectateur admette et accepte une situation comme tangible, il a besoin d’identifier sur l’écran ce qui lui apparaît comme proche et reconnaissable de la réalité physique qui l'entoure. Le plus souvent, mais pas toujours (cf. Pixar et ses voitures ou ses lampes de bureau), la crédibilité que nous accordons à une image passe par ce qui se meut à l’intérieur de celle-ci et qui nous ressemble. L’animé, l’animal, le corps. Depuis ses origines, le cinéma enregistre des corps qui bougent. Parfois pour pas grand-chose ou simplement pour se distinguer de l’image fixe, parfois aussi pour créer une dynamique interne à l’image et déterminer la spécificité de celle-ci : ajouter au mouvement du corps, du temps et de la spatialité. C’est donc tout naturellement que le mouvement du corps est devenu récit, histoire et qu’il a grandement contribué à bâtir l’illusion, le mensonge.
De cette singularité première, Fincher tire une leçon, une discipline qui va devenir une force. The girl with the dragon tattoo est à ce titre exemplaire des principes acceptés et mis en pratique. Le numérique et ses possibles VFX constitueront, pour lui, une palette d’outils qui enrichira de vraisemblance toute action complexe à filmer physiquement avec ses comédiens principaux. Certaines scènes sont tournées avec des cascadeurs. On leur substituera les traits identifiables des acteurs principaux. L’effet participe alors autant d’une familiarité avec ce qui lui préexiste (l’identification aux personnages) qu’à une forme de logique filmique (la scène perpétue une continuité narrative évidente).
Dans The girl with the dragon tattoo, les VFX maintiennent actif le principe d’identification inhérent à tout fonctionnement cohérent de film. Ils se propagent dans l’image pour se calquer sur le naturalisme escompté par le spectateur pour crédibiliser l'action et croire en ce qu’il voit. La logique ira à son terme puisque la séquence se clôt sur une cascade intégralement tournée en image de synthèse sans nuire à l'atmosphère du film.
Atmosphère ? Le VFX a bien une gueule d’atmosphère. Au même titre que les oiseaux d’Hitchcock n’étaient pas tous vivants alors que notre esprit les accepte comme tels, la continuité de cette poursuite voiture/moto se clôt sur une image dématérialisée. Enfin pas totalement puisque la toile de fond est réelle. Pour que l’impact émotionnel fonctionne à plein régime, on a commencé par inclure le visage connu de Rooney Mara sur un réel corps en mouvement (un cascadeur) puis, de manière plus que pertinente puisque plausible et vraisemblable, les machines ont pris en charge la fin de la séquence. Ce glissement imperceptible d’une touche calculée de VFX dans l’image à une situation totalement dépendante de la probité de l’effet n’a été rendue possible que parce que dans le film nous sommes passés du corps en mouvement à une machine en mouvement (voir en fin d'article liens vidéo pour de multiples exemples de ce processus).
C'est le passage, la transition qui importe ici, car la matière corporelle ne souffre pas d’approximation. Elle n’est viable, reconnaissable et acceptable que lorsqu’elle mime à la perfection ce que l’humain sait faire. Or, à ce jour, il manque au numérique le pouvoir d’imiter avec exactitude l’élasticité, le poids, la mécanique du corps humain. Pour ce qui est du matériau technique, là par contre, il y a parfaite coïncidence entre ce que peut produire l’effet et ce que nous connaissons ou imaginons des réactions du matériau à telle ou telle situation.
Rendre l’atmosphère vraisemblable et suggérer moult sentiments ou sensations par un jeu avec les éléments qui le constituent n’est certes pas chose aisée, mais il y va de la probité de ce qui est montré, vu et donc perçu. Pour ce qui est du remplacement total du comédien à l’écran, il reste encore quelques écueils à franchir : choisir la bonne attitude, le jeu adéquat, l’idée incarnée par telle moue, etc. Comment commander à la machine une expression faciale que nous n’avons pas vue interpréter par le comédien choisi pour le rôle ? Le cinéma est certes une industrie mais pas encore une machine autonome. Sa cohérence tient toujours en un point : la restitution d’intentions artistiques où convergent réflexions et émotions. Or pour cela, nous avons encore besoin de l’humain. Il faut une sensibilité faite de ressentis et d’émotions pour que s’établisse un dialogue authentique entre le comédien et l’espace dans lequel il évolue de manière à déterminer ce qui est concrètement juste et pertinent. Même si celui qui est aux commandes, dans son humanité profonde, est fait d'une multitude d'erreurs.