Splitscreen-review Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, par Frida Kahlo, 1932.

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Los Modernos : regard sur les calaveras, les vanités et autres masques

Publié par - 9 janvier 2018

Catégorie(s): Expositions / Festivals

On pourrait suivre la scénographie proposée par l’exposition Los Modernos, celle de la couleur beige, qui au sol forme des courbes sur une fine moquette pour mener nos pas puis porter notre regard sur les murs et les cloisons. Tout ceci pour mieux distinguer les œuvres européennes des œuvres mexicaines. Les murs sont donc blancs et beiges. De loin, bien pratique pour se repérer. Partons sur le principe d'une alternance de couleurs autour d’un volume, celui de la troisième salle, la dernière au rez-de-chaussée. Il y sera question de la représentation de la mort. Trois artistes : le beige German Cueto, Pablo Picasso blanc et Roberto Matta en beige.

D’abord une cloison en diagonale bicolore, avec à son extrémité une vitrine quadrangulaire recouvrant un support beige, juste avant un retour sur la droite de la dite cloison. À cet endroit de Los Modernos, German Cueto apparaît sur une photographie en gélatino argentique sur papier baryté de la Mexicaine d’adoption Kati Horna. Le portrait n’est pas daté. Plutôt la soixantaine, l’artiste est assis et vu de profil. Cueto tient entre ses mains des figures de fil de fer épais. De formes circulaire et spiralaire, il a dû les bricoler, tordre et déformer à loisir. Normal, c’est un démiurge. Il peut même faire tourner ses deux structures du bout des doigts, sans même devoir allonger les bras pour en apprécier le volume, serein comme ça, un maître vous dis-je. Pourtant cela n’a pas toujours été le cas. Lui qui est considéré aujourd’hui comme le premier artiste abstrait de son pays a dû mettre les bouchées doubles. Rien moins que la captation de quatre mouvements artistiques européens, fauvisme, dadaïsme, cubisme, futurisme et ceci au début des années 1920, quand il allait être à l’origine d’un nouveau mouvement artistique au Mexique.

De la fureur dans les arts de son pays, en pleine période post-révolutionnaire. Plus tard, ce goût pour les nouveautés le mènera, accompagné de sa femme Lola, en Europe avec Cercle et Carré. Un artiste vraiment pluridisciplinaire puisqu’en tant que sculpteur, il s’intéresse dès le début aux marionnettes et aux masques. Du bruit il a désiré, d’un courant artistique naîtra : le stridentisme. Faire du bruit pour qu’il retentisse au sein de la société, pour qu’il touche le plus grand nombre jusqu’aux délaissés économiques, exclus de la culture. Ce sera pour Cueto la possibilité de s’approprier des coutumes sociétales et notamment celles liées aux cultes funéraires. Celles qui commémorent la journée des fidèles défunts, le deux novembre, et que le gouvernement révolutionnaire a remises au goût du jour dans les années 1920 pour souder le peuple autour d’une culture fédératrice. De l’apaisement bien forcé après la période agitée qui a porté au pouvoir par un coup d’Etat les partisans du nouveau président. La tradition des autels couverts d’offrandes d’objets, de fleurs et de nourriture et placés dans les cimetières près des tombes est alors réactivée. Parmi ces offrandes, l'exposition Los Modernos nous présente les calaveras qui sont des représentations ornementales du crâne humain, et celles des papeles picados qui sont des papiers colorés et découpés représentant des crânes et parfois des squelettes à partir de motifs géométriques. German Cueto est de son temps, bien qu’il restera cependant éloigné des thèmes promus par le secrétaire à l’éducation publique, autour du travail, de la nation et de la liberté, il travaille ces masques qu’il a vus dans les cimetières de son pays, dès la création du stridentisme.

Quatre sont proposés dans le volume en plexiglas de Los Modernos. Un est à isoler, c’est Masque n° 507 daté de 1927. Un masque réalisé en lames de cuivre. Elles sont serties, peut-être soudées à certains endroits et représentent une tête humaine en référence directe aux masques africains. Contrairement aux calaveras, les masques africains ne sont pas conçus pour l’offrande mais pour être utilisés dans différents types de cérémonies, en guise de protection s’ils sont à portée funéraire. Les calaveras, eux, sont des dons déposés, ils doivent apaiser les âmes des défunts errants ce jour-là selon la tradition chrétienne apportée par les Espagnols, ils peuvent aussi servir à soutenir le travail de mémoire sur le défunt. Ainsi Cueto aime à travailler les matériaux de ses masques. Les trois autres présentés dans l’exposition Los Modernos frappent d’abord par les dentitions. Elles sont proéminentes et déformées pour certaines. L’une d’elle intitulée, Portrait de German List Arzubide, un ami de Cueto, est datée de 1923. C’est une terre cuite polychromée. Les traits sont exagérés, arcades sourcilières et mâchoires surdimensionnées, chevelure épaisse et bien sûr les dents. La mâchoire supérieure se déploie. Les couleurs sont à l’avenant, du rouge et du jaune. Ce serait comme un masque mortuaire, mais comme le dédicataire a alors 25 ans, et est bien en vie, on doit suggérer plutôt un détournement de la fonction mortuaire avec la volonté de surprendre et mieux de choquer. Faire du bruit, dois-je rappeler. Les deux derniers masques, Masque I et Masque, sont tout deux en carton peint et datent de 1924. Ce dernier se distingue du premier par l’utilisation d’acrylique et de supports en métal. Les mêmes fils qu’ils façonnent sur la photographie lui ont servi pour renforcer et donner du volume à son masque. Cueto veut montrer l’intérieur de l’objet. Des volutes se replient sur elles-mêmes pour signifier la peau qui cache des zones colorées pour la matière organique. L’arrête du nez est zébrée et surmonte une dentition de forme triangulaire, placée tout en bas et vue de côté. Deux yeux sont reconnaissables dont l’un est valorisé par un petit cloisonnement en triangle, c’est l’œil gauche.

Les couleurs ont passé malgré le choix de l’acrylique, mais on se dit qu’au bout de neuf décennies, cette œuvre a malgré tout résisté au temps. Le dernier masque en matière aussi peu pérenne proposé au public dans Los Modernos intrigue par la fraîcheur des couleurs comme si elles avaient été restaurées. Il intrigue surtout parce qu’on ne sait pas par quel bout le prendre. Objet protéiforme s’il en est, c’est bien cette œuvre qui doit satisfaire le plus Cueto. C’est strident à souhait, cela grince, crie et fuse sans cesse. Telle que présentée dans Los Modernos, à la verticale, on a du mal à la décrire, attiré qu’on est par un œil mauvais et des mâchoires pour le moins "piranhaesques". Par contre placée à l’horizontale (ce que suggère le livret de l’exposition Los Modernos destiné aux familles et aux enfants), on reconnaît un amas de fines lianes pour une chevelure recouvrant le crâne d’un probable mouton et sur le côté gauche la dentition cannibale largement ouverte. Une gueule sans langue, un trou entouré de dents très blanches qui semblent avoir subi une force centripète sans les avoir déchaussées. Cueto façonne toujours. Il sait qu’il maîtrise l’objet. Il l’a bien en mains, toujours serein. Peut-être un condensé du stridentisme que ce masque. Sa grande satisfaction. Le mouvement grâce à l’enchevêtrement des bandes de carton aux couleurs vives, œuvre mi-humaine et animale, elle nous interpelle dans cette salle et ce volume. Et bien visible elle reste quand on l’observe depuis l’étage.

Derrière Cueto, sur une cloison blanche, c’est Vanité, une huile sur contreplaqué datée de 1946, par celui qui se disait ne pas chercher mais trouver : Pablo Picasso. Si Cueto est bien représenté en démiurge parce qu’en façonnant ces fils d’acier, il cherche et expérimente, Picasso, lui, apaise parce qu’il sait. Il sait tout court. Il sait la tradition occidentale des vanités. Il connaît entre autres la Marie-Madeleine de Georges de La Tour et ses différentes représentations avec toujours cette main reposant sur un crâne, si bienveillante. C’est que l’heure est à la méditation. Pensive est Marie-Madeleine, l’autre main supportant sa tête ou proche des objets symboles de son repentir, bougie, le Livre, croix ou cilice. Tout est dit. Alors c’est comme une toile qu’il replierait, puisque il revisite le thème. Il doit tendre des larges fils bleu clair comme pour soutenir tout le poids du passé. Et ce réseau de traits bleus, foncés et clairs, met fin au tumulte. Cela tiendra donc assurément. Il n’empêche que l’inéluctable de la mort est bien là, avec ces deux orbites cerclées de noir, les dents aussi, seulement quelques unes, quatre en tout. Elles sont bien ordonnées. Tout doit être posé à sa place pour ne pas surprendre. Certainement la veilleuse sur la gauche, un assemblage à deux étages, un livre est quant à lui ouvert et sert de support au crâne. Ce n’est rien de plus que cela, une représentation avec ses attendus symbolisés par des objets, la veilleuse pour la lumière qui ne sera plus et la matérialité du corps humain, un crâne bien blanc, tout propre et deux orbites bleu foncé pour signifier la finitude humaine.

Cueto cherche, Picasso trouve et Matta alors ?

Il faut pour cela prendre l’escalier, passer dans deux petites salles consacrées au surréalisme pour entrer dans la première grande salle de l’étage qui surplombe sur le côté droit la salle du rez-de-chaussée. Au bout de la salle, en se penchant un peu, Vanité de Picasso et Masque de Cueto sont visibles. Juste en face de soi, suspendue au plafond, une nouvelle référence à Cueto puisqu’il a aussi fabriqué des marionnettes avec sa femme Lola. Ici, un trio dont on ignore cependant l’auteur. Un trio de bric et de brac, clopin clopant, presque burlesque. Une sorcière, le visage encadré d’une improbable chevelure vert clair, un masque de bois taillé à la serpe. Des formes allongées et anguleuses. Le corps doit être noueux et sec. Elle n’a pas peur de mener son maigre troupeau. Un lion aux habits jaunes, genre bande dessinée, pommettes roses sur un corps d’homme, et un taureau noir aux grandes cornes, le museau rose. On croirait à une mascarade, une équipe de bras cassés. On se ressaisit, comme une diversion bien venue à ce moment-là… Surtout qu’on a failli l’éviter ! C'est qu'il est presque caché. Dans un coin, juste en face de nous maintenant sur la petite cloison beige attenant à l’ouverture de la grande salle consacrée au surréalisme. Sans titre, le bien nommé du Chilien Roberto Matta, une œuvre des années cinquante. Lui n’a pas cherché, pas trouvé, ni façonné sans pouvoir maîtriser quoi que ce soit. Cela s’est imposé à lui, sans recul, il est saisi d’effroi. Pas de recours à une quelconque forme de consolation, à des traditions, qu’elles soient mexicaines avec les calaveras ou occidentales avec les vanités. Non, c’est la mort brutale qui saisit et crie.

Beaucoup de gris et un peu de blanc mais aussi quelques traces de rouge. Un camaïeu de gris comme si le corps avait conservé de la vie. Les orbites du crâne comblées par des yeux, gueule ouverte, les dents claquent, l’orifice auriculaire gauche complètement dilaté, une main osseuse au-devant du tableau pour maintenir l’équilibre, et tenir le tableau. Une forme rectangulaire, longiligne sur la gauche semble participer au mouvement comme si tout un tas de bruits venait de ce côté-là, faisait vibrer l’œuvre, avait même fait éclater le trou de l’oreille. Un vacarme effroyable, à vrai dire résonne dans Los Modernos.

Pas encore mort celui-là, se dit-on ?

Crédit photographique : © Christie's Images / Bridgemanart.com

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