« Never cursed »
Les volets d’une magnifique demeure du Londres des années 1950 s’ouvrent et laissent pénétrer un jet de lumière. Ils s’ouvrent et nous entrons dans le monde de Reynolds Woodcock, grand couturier des ces dames, princesses et bourgeoises, avec l’envie intense de percer ses secrets. Nous sommes conviés, par la mise en scène, à pénétrer un univers qui n'est pas sans rappeler celui du Guépard de Visconti : nous entrons dans un domaine qui échappe aux prises des réalités physiques. Cette maison est un univers en soi et répond à une logique qui se tient à l'écart du monde. La maison offre un espace unique, elle est une création bâtie par ce couturier égocentré, démiurge tout puissant, qui a érigé ses propres lois, organisé sa vie et son œuvre autour de sa personnalité à la psychologie torturée et solitaire. Ce qu’il en résulte tient de la sensibilité pure. Telle son œuvre, l’artiste ne tient qu’à de fragiles fils qui, tissés les uns aux autres, lui donnent la force nécessaire pour affronter la vie. Un petit matin, loin de son ballet mondain, Reynolds Woodcock trouve en Alma ce qu’il a toujours cherché. De la consistance d’abord, de la matière inépuisable à son inspiration, mais aussi un probable élément perturbateur, un élément qui va apporter un peu de désordre dans cet agencement trop méthodique. Elle apporte un souffle de vie. Elle est une catharsis qui prépare son corps à une élévation de l'âme le purifiant de ses impuretés. Ainsi débute le nouveau film de Paul Thomas Anderson : Phantom Thread
« I miss you all the time »
Dès cette inattendue scène de rencontre, où la nourriture comble l’appétit et les esprits, Phantom Thread s’inscrit comme une variation sur le couple. Un film pensé comme une expérience en quasi huis-clos qui joue, comme chaque film de Paul Thomas Anderson, sur notre affect personnel, ouvrant le champs à la réflexion bien longtemps bien après que nous avons quitté notre siège de velours.
Chez Woodcock et Alma, l’harmonie du couple doit passer par un rapport de souffrance ultime, masochiste, afin d’approcher au plus près un total dévouement pour l’autre.
Pour Reynolds Woodcock comme pour Frank T. J. Mackey dans Magnolia, Dirk Diggler dans Boogie Nights, Freddie Quell dans The Master et tant d’autres personnages dans la filmographie de PTA, la confrontation avec la figure paternelle ou maternelle doit se produire. Ce seront des moments de cinéma brut, souvent en silence, sans musique. Ici, dans une mise en scène brillante, une scène voit Woodcock faire cohabiter, lors d’un espace temps fantomatique et une régression physique vers l’enfance, sa femme et sa mère dans la même pièce pour un « I miss you all the time » perdu et troublant. Les rôles s’inversent et c’est tout un monde qui se révèle et se bouleverse.
Phantom Thread est sûrement, avec Magnolia et Punch-Drunk Love, une des œuvres les plus sensibles de PTA. L’œuvre est colossale. Tout y concourt de ses personnages complexes écrits avec une grande intelligence loin de tout cliché ou toute facilitée et interprétés avec maestria, à sa mise en scène, plus sobre qu’à l’accoutumée, plus discrète donc plus présente puisqu'elle disparaît, elle s'efface derrière ses intentions. C'est que la mise en scène ici, à l'image du contenu, relève de la Haute Couture. Les plans sont des étoffes cousues par les points de montage. Phantom Thread, de manière allégorique, est donc avant tout une réflexion sur le cinéma : du couturier au cinéaste/auteur (Paul Thomas Anderson est également scénariste et responsable de la photographie du film), il n'y a qu'un pas ou plutôt qu'un fil.
Phantom Thread ne déroge pas à la règle des films de PTA, chaque plan est un émerveillement et le travelling est toujours une pièce maîtresse de la mise en scène, soulignant l’ascension des nombreux escaliers de la maison, comme un accès à une autre condition sociale, humaine voire spirituelle. Néanmoins les plans fixes sont plus présents et les gros plans plus délicats, la mise en scène nous renvoie à Kubrick, Hitchcock, Ophüls… Ce qui réconciliera très probablement les spectateurs qui se sentaient perdus à la vision de son précédent film, Inherent Vice.
Les mélomanes seront également comblés par la partition du film composée, une nouvelle fois, par Jonny Greenwood. Toujours, chez Paul Thomas Anderson, la psychologie se traduit en sons et en musique qui ont autant d'importance pour la lecture que la perception des effets de l’environnement et des décors sur la psyché des personnages. Si un protagoniste dissimule ce qu'il ressent, la musique, elle, trahit ses intentions.
Quel est donc le secret de ce couple ? Qu’est-ce qui s’exprime à l’intérieur de ces murs et qui peine à en sortir ? De l’art ? De la colère ? De l’amour ? De la folie ? Des névroses ? Vous le saurez en courant voir ce chef-d’œuvre qu’est Phantom Thread, si ce n’est déjà fait. Vous découvrirez que, derrière les rideaux de la maison Woodcock, des blouses blanches valsent pour tisser la beauté des étoffes, les émotions, les états d’âme de la demeure… Ces ombres blanches tantôt ouvrières de la création, tantôt fantômes de dentelles, de satin, de tulle, incarnent les démons et les déesses de l’enfance. Tout s’évanouira à l’état de spectre.
Crédit photographique : Copyright Universal Pictures International France