Moonfleet : histoire de fantômes dans le Dorset
Publié par Stéphane Charrière - 26 avril 2018
Catégorie(s): Cinéma
L’enfance est un âge, un temps mais aussi un statut. Cet état, du fait de l’attention qu’il suscite aujourd’hui, affiche de plus en plus d’interactions avec le monde adulte. Mais l’enfance dépend de ses conditions d’existence et des situations qui échappent à son contrôle. L’enfance est donc une période qui peut être écourtée par des impératifs sociaux, politiques ou culturels. Ce cas de figure a fait l’objet de nombreuses études cinématographiques qui ont exploré avec brio les répercussions de ces contraintes sur la construction identitaire de l’enfant. Les exemples de qualité ne manquent pas. Citons sans être exhaustif : Gosses de Tokyo de Ozu Yasujiro 1932, Les aventures de Tom Sawyer de Norman Taurog 1938, Allemagne année 0 de Roberto Rossellini 1947, Jeux interdits de René Clément 1952, La nuit du chasseur de Charles Laughton 1955, Les 400 coups de François Truffaut 1959, The Shining de Stanley Kubrick 1980, Au revoir les enfants de Louis Malle 1987, Oliver Twist de David Lean 1948 ou Roman Polanski 2005 ou encore Un monde parfait de Clint Eastwood 1993. Il est un film qui, sorti en 1955, intrigue particulièrement par l’adulation cinéphilique dont il fait l’objet et, inversement, par l’indifférence qu’il suscitait chez son auteur. Il s’agit de Moonfleet (Les contrebandiers de Moonfleet) réalisé par Fritz Lang.
Moonfleet est à l’origine un roman de John Meade Falkner publié en 1898. Noyé dans le flux des romans d’aventure qui étaient très à la mode en cette fin de XIX ème siècle, Moonfleet ne fut guère plébiscité lorsqu’il fut édité. Puis, avec le temps, il fut l’objet d’attentions plus analytiques et Moonfleet vaut aujourd’hui à Falkner d’être régulièrement comparé à Stevenson. Cette considération soudaine résulte de la convergence de deux phénomènes. D’abord le roman de Falkner relève de qualités littéraires qui tiennent autant du pictural que du verbe et invite son lecteur à des rêveries métaphoriques et, ensuite, on prête au livre la qualité d'introduire dans la structure d’un roman d’aventure les principes d’un récit initiatique.
C’est l’aspect pictural, déjà évoqué, qui distingue avant tout Moonfleet des ouvrages qui lui sont contemporains. L’initiation d’un jeune orphelin est ici abordée par l’emploi d’une forme poétique qui tend à éloigner le roman du genre auquel il se rattache. Ce n’est pas tant ce qui se raconte qui importe mais comment cela se raconte. Le roman se structure d’une manière très géométrique. L’enfant (plutôt un adolescent d’ailleurs chez Falkner) quitte Moonfleet pour y revenir selon une trajectoire circulaire qui se rapproche d’une figure de l’enfermement. C’est d’ailleurs ce principe de claustration qui constitue en soi l’initiation fondamentale de l’adolescent du livre. Car cette circularité impose la reproduction ou la répétition de schémas comportementaux déjà établis. Il conviendra donc, pour atteindre le stade suivant de l’évolution de l’adolescent, de s'affranchir de cette redondance géométrique. Puis, dans un second temps, il lui faudra sortir du cycle qui l’emprisonne pour se libérer du dictat du destin.
Nous trouvons-là, sans doute, quelques raisons qui poussèrent Fritz Lang à envisager une adaptation cinématographique du roman. On sait le goût du cinéaste pour une construction méthodique des cadrages pensés comme des édifices. Si le roman se structure selon des procédés géométriques, Lang a certainement vu dans Moonfleet une nouvelle occasion de bâtir un film où pourrait s’instaurer un discours entre la forme et le contenu de l'image filmique. En cela, aujourd’hui, il est aisé de constater que le film rejoint parfaitement l’idée du roman de Falkner et sa poétique issue de l’interpolation du littéraire et du pictural.
On décèle également dans Moonfleet, le livre, des problématiques qui rejoignent celles qui permettent à Lang d’observer la condition humaine sous toutes ses formes. Il y a dans le livre des questions essentielles qui traversent toute l’œuvre de Lang. À commencer par ce sentiment d’aliénation et d’angoisse issu de l’enfermement décrit plus haut. D’autres thèmes, dits langiens, sont manifestement présents dans le roman : la destinée, la culpabilité ou, pour être plus précis, la prise de conscience par l'individu d’être happé et conduit à sa perte par des passions impossibles à réfréner ou à rassasier.
Pour Lang, c’est à l’épreuve du monde que l’homme se façonne. Ce sera le cas à nouveau avec Moonfleet. Il s’agit de l’histoire d’un enfant, John Mohune, que l’on peut qualifier d’innocent au sens large du terme qui, au contact des réalités terrestres et d'un homme, Jeremy Fox, perd de sa candeur pour s’accommoder du monde qui l’entoure. Car sa faculté d’adaptation est ce qui lui permettra d’abord de survivre puis, de grandir. L’acclimatation de l’enfant au monde passe avant toute chose par une exploration de ce qui se dissimule en son être intérieur, de ses origines à ses désirs. Il faut donc apprendre à se connaître avant de connaître le monde. Ainsi, les scènes du film sont pensées, chacune, comme une suite d’épreuves qui ressemblent aux schémas structurels du conte.
Dans le conte, il y a toujours un élément déambulatoire qui pousse le ou les personnages à se confronter au monde. Dans Moonfleet, John Mohune est incité à entrer dans des zones d’inconfort par un élément singulier qui va l'obliger à accepter ce qui a été modifié dans sa perception du réel afin de franchir le seuil d’un nouvel état identitaire. En premier lieu, c’est une statue d’ange qui joue ce rôle de guide ou de déclencheur. Elle met en relation deux univers : la surface terrestre et l’inframonde. La connaissance de ce dernier permettra à l’enfant de comprendre qui il est et, ainsi, de décoder et contourner les pièges de la surface.
La statue de l’ange est à l’origine de chutes carolliennes qui visent à marquer les étapes de la métamorphose de John Mohune. Il se doit de tomber, de chuter pour mieux se relever, renaître et devenir un autre. Il existe deux figures angéliques dans Moonfleet : il y a la statue du cimetière, inquiétant guide qui envoie l’enfant dans des espaces souterrains pour qu’il y rencontre ses ancêtres et il y a Jeremy Fox, figure paternelle, qui l’accompagnera et veillera à lui transmettre le nécessaire pour affronter les réalités du monde.
John Mohune, aidé par les deux « référents » qui se proposent à lui, devient alors celui qui ressuscite les fantômes et redonne vie à Moonfleet. Le lieu, dès les prémices de l'initiation, se transforme en espace poétique où tout redevient possible. Moonfleet, c’est dans un premier temps un univers d’adultes totalement contaminé par l’imaginaire d’un enfant puis, dans un second temps, un espace assujetti à la volonté de cet enfant. John redonne vie aux Mohune en allant littéralement les chercher par-delà la mort (ouverture du cercueil dans la crypte), il insuffle au domaine des Mohune une vitalité perdue (visite du parc en friches) puis, aux yeux de Jeremy Fox, il est, par sa seule existence, une forme de manifestation de la présence d’Olivia, la mère de John, qui fut aimée par Fox.
La première rencontre de John Mohune avec Jeremy Fox ne dissimule rien des intentions de l’enfant. Il cherche à découvrir d’où il vient, géographiquement bien sûr, mais il est aussi question de ses origines parentales. John entre dans le domaine qui fut celui de sa famille (découverte géographique). La maison et le parc qui la borde semblent en ruines. Mais il y a de la lumière dans la maison. Des rires et de la musique en jaillissent. John s’approche d’une fenêtre et regarde à travers celle-ci. Il y découvre un spectacle fascinant : une femme est en train de danser dans une suite de pas qui sont autant de suggestions érotiques. John regarde à travers la fenêtre un jeu de séduction et, puisqu’il s’agit d’une danse, de mouvements corporels qui ne cachent rien de leur nature profonde. En revenant dans la demeure familiale où sa mère a vécu ses premiers émois, il découvre, à l’insu de tous, comme s’il regardait par un trou de serrure, un spectacle saisissant qui, poétiquement, lui indique comment il fut conçu et, peut-être, par qui (découverte filiale). Car l’homme qui est là n’est autre que Jeremy Fox, celui-là même que sa mère l’a envoyé trouver. Reste maintenant à John de légitimer Fox dans son rôle de substitut paternel. Ce sera d’ailleurs tout l’enjeu de la scène de la crypte.
L’inframonde qui dissimule cette crypte apporte une réponse théâtralisée aux interrogations de John. Logé dans la niche du cercueil de son ancêtre, il assiste à une mise en scène de ses origines orchestrée par son imaginaire. Il n’est pas dans une niche mais dans une loge depuis laquelle il regarde un « spectacle » qu’il envahit de ses projections fantasmatiques. Soudain, au milieu de tous les individus présents, porteurs d’aventures et de mystères, pensez-donc, des contrebandiers, il fait surgir le plus extraordinaire de tous les hommes de Moonfleet, celui qui incarne le mieux à ses yeux ce que doit être une figure paternelle (repensons à la scène de la danse), Jeremy Fox. Le procédé scénique n’est pas nouveau et il est curieux de noter qu’un film sorti la même année, The Night of the Hunter de Charles Laughton a utilisé les mêmes principes pour matérialiser les questionnements d’un enfant qui, lui aussi, contraint par le sort et les affres de l’existence, se doit au plus vite de franchir quelques étapes pour être à hauteur des responsabilités d’adulte qui lui ont été transmises par son père avant son arrestation. Chez Laughton comme chez Lang, les enfants vont donc matérialiser leurs interrogations existentielles ou leurs peurs par l’intermédiaire de projections figurées sur un « écran ».
On retrouvera, à la fin de Moonfleet, une scène qui viendra prolonger ces manifestations de l’imaginaire de l’enfant. On pourra alors noter le chemin parcouru par John. Cette fois, il ne s’agira plus de donner un visage à ses interrogations mais de faire disparaître les figures mandées : c’est que les fantômes ont la particularité de s’évanouir dans l’imaginaire de celui qui les convoque. Cette fois, nul théâtre mais plutôt un écran de cinéma : John regarde par un trou dans un mur partir Jeremy Fox à bord d’une barque vers une destination indéterminée. Ou plutôt si, trop bien déterminée : Fox retourne aux origines de l’imaginaire de John Mohune et il y restera. Pour aller jusqu’au bout de la logique filmique, c’est par le biais d’une transparence que l’image de Fox, quittant les rivages de Moonfleet, nous parvient. La transparence souligne le décalage qui existe désormais entre la réalité de John et l’espace où navigue Fox. Fox s’évanouit dans un rêve de cinéma teinté de picturalité romantique.
Mais revenons à la déterminante scène de la crypte. Il y a ce moment en apparence (en apparence seulement) anodin de l’échange accidentel de chapeaux entre l’enfant et un contrebandier. Lorsque le brigand quitte la crypte le couvre-chef qu’il récupère est, puisque c’est le chapeau de John, trop petit pour lui. Inversement, le chapeau qu’il a laissé est trop grand pour John. Mais cet échange en dit long sur le processus de construction identitaire de l’enfant. Il quantifie le chemin qu’il lui reste à parcourir avant de devenir un jeune adulte : maintenant qu’il vient de se découvrir un père, il lui faudra apprendre à s’en séparer non sans avoir au préalable mérité sa confiance et avoir appris de lui quelques principes fondamentaux.
Cette dernière étape fera l’objet d’une séquence entière de Moonfleet. Elle se déroule dans la forteresse d’Hollisbrooke qui abrite le puits le plus profond d’Angleterre dans lequel est censé être dissimulé un trésor. Encore une épreuve à franchir en visitant l’inframonde mais avant celle-ci, on notera le plan qui introduit les deux personnages à l'intérieur de la forteresse. Le cadre, dans sa conception, est un pur écho du format scénique observé dans la scène de la crypte. Il y a cependant un changement notoire, John n'est plus spectateur, il a rejoint Jeremy Fox au cœur de la représentation théâtrale. John, dans sa quête, est ici aidé par Fox qui, contrairement à l’ange du cimetière, a pour charge de veiller sur l’enfant pour qu’il ne lui arrive rien et qu’il réussisse ce challenge. C’est donc ensemble qu’ils résoudront cette dernière énigme et, par la même occasion, qu’un transfert affectif et patrimonial s’effectuera. Fox ira jusqu’au bout de la logique dans un geste qui permet le retour à la surface de l’enfant : il fait office d’obstétricien qui accouche le nouveau John. Ce dernier perce alors le mystère de sa naissance puisque son père (de substitution) l’accueille physiquement.
La scène qui s’ensuit dans le fort prouve que quelque chose se transmet : Jeremy d’un côté de la cour et John de l’autre échappent de manière quasi-identique aux soldats qui ont découvert la supercherie mise en place. Les deux personnages partageront d’ailleurs la même monture pour quitter définitivement le fort.
La descente dans le puits, la découverte du trésor qui en résulte et la fuite du fort représentent l’acquisition de compétences pour l’un, John, et la transmission/passation d’un savoir pour l’autre, Jeremy Fox. Ce dernier peut maintenant disparaître et retourner d’où il vient, il peut regagner l’imaginaire de John.
Mais il faut accepter de s’éclipser. Il y aura donc la fuite commune sur le cheval et puis, d’une manière moins frontale, une inversion des rôles, un transfert parfait. Après cette scène du fort, Jeremy accompagnera physiquement l’enfant dans une chute. Ce sera la dernière fois que John tombera. À partir de ce moment-là, John ne témoigne plus d’aucune fragilité alors que Jeremy perd l’assurance qui le distinguait des autres. Il tombera une dernière fois transpercé par la lame de Lord Ashwood. Cette chute de Fox actera sa disparition.
Mais Fox n’est pas mort. Il ne fait qu’emprunter la route qui rejoint l'évocation poétique du titre. Les flots de la mer sur laquelle il vogue doivent le conduire vers la lune, il regagne ainsi sa demeure qui n’est autre que le domaine du rêve et de l’imaginaire.
Crédit photographique : copyright D. R. / The Night of the hunter © Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.