Premier film américain de Jacques Audiard, Les Frères Sisters est aussi le seul dont il n’est pas à l’initiative. Ce sont John C. Reilly et son épouse lors du festival de Toronto en 2012 qui, en qualité de producteur, proposent au réalisateur français de lire le roman éponyme de Patrick Dewitt et d’en faire l’adaptation. Rapidement séduit, Audiard accepte de tourner… un western. Genre inédit pour le réalisateur plutôt habitué au confinement et à l’intime qu’à la conquête des grands espaces. Pourtant, en amateur de cinéma éclairé, il parvient habilement à puiser dans les codes du genre pour façonner son propre western et y apposer son empreinte artistique.
Charles et Elie Sisters sont des hommes de main impitoyables. La scène d’ouverture, crépusculaire, pose le décor ou le brûle... Ces deux-là ont vendu leur âme au diable et tuent machinalement avec flegme et lassitude. Un manque d'application qui va conduire leur mission à un échec cuisant et occasionner une sévère remontrance de la part de leur employeur. Ils ont beau être des tueurs sanguinaires invincibles, leur métier, comme ils le qualifient, ne leur offre pas plus de liberté ou de satisfaction qu’un citoyen lambda. Une fois le constat de cette subordination sociale fait, la fratrie s’engage dans une chasse à l’homme qui prendra vite la forme d’un parcours initiatique.
Fidèle à l’emblématique Prisonnière du Désert de John Ford, le voyage des frères Sisters suit la trajectoire de l’aller-retour. Ici, il n’est pas question de les investir d’une mission divine. Les plans larges sont rares et les quelques panoramas photographiés convoquent plus le romantisme des peintures de Friedrich, spectacle propice à l’introspection, que la mythologie présente dans les majestueux déserts de Monument Valley. De fait, Audiard démarque sa production des westerns néo-classiques révérencieux tels que Open-range ou Danse avec les loups. Il s’appuie sur les scènes de confidence du duo pour mettre en lumière les enjeux d’une violence héritée par les nouvelles générations. Pour les frères Sisters, il s'agit du legs de leur père alcoolique quand pour la société du 19ème siècle et ce pays qui est né dans le sang, il est plutôt question d'un atavisme originel et fondateur.
Traditionnellement, dans le western, le voyage aller est synonyme d’espoir. Dans Les Frères Sisters la promesse d’un monde meilleur est incarnée par le jeune chimiste Warm qui est l'objet de la traque. Un utopiste désireux de mettre un terme à l’éternelle spirale de violence dans laquelle la société est engagée. Il a en sa possession une formule permettant de révéler l’or qui repose au fond de la rivière et compte sur cette manne facilement glanée pour bâtir un idéal démocratique. Lorsque les apprentis prospecteurs utilisent l’invention de Warm, le récit bascule. Nous passons d'une chasse à l'homme à une ruée vers l’or qui aura pour effet de mettre en exergue les rouages d’une société corrompue par l’argent. Lors d’un instant éphémère la magie opère, les pépites brillent de mille feux, plus vraies que nature. Mais lorsque l’illusion est rompue, les chercheurs d’or payent lourdement le prix de leur avarice lors d’un cruel retour à la réalité.
À ce sujet, impossible de ne pas dire un mot sur le travail d’orfèvre réalisé par Benoit Debie sur la photographie du film. L’éclairage, pensé à la prise de vue, permet d’offrir une identité au film et le différencie au premier regard des productions cinématographiques contemporaines à l’étalonnage standardisé. La lumière oscille entre de magnifiques éclairages rouges vifs proches de l’imagerie du conte (les intérieurs chimériques des luxueux hôtels de San Francisco) et des extérieurs nuits dont l’obscurité profonde évoque le néant et la noirceur de l’âme.
Le voyage des frères Sisters se conclut avec une scène de retrouvailles familiales dont le bonheur irradiant constitue toute la force du cinéma de Jacques Audiard. Attachés à leur point de vue existentialiste, les personnages de ses films se construisent par les actes. Sourd, cul de jattes, manchot, victime ou bourreau, leur corps portent les stigmates d’une société qui les rejette. Mais ces parias existent dans l’œuvre d’Audiard, sa caméra leur offre un cadre bienveillant dénué de tout jugement. Les frères Sisters, tout monstres sanguinaires sont-ils, trouvent eux aussi cet apaisement lors d’un plan séquence final sans logique temporelle, comme on pourrait feuilleter un album photo et apprécier des instants précieux et universels.
Crédit photographique : © SHANNA BESSON et © MAGALI BRAGARD