Le Cabinet du Dr Caligari
Publié par Stéphane Charrière - 23 juin 2017
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
C’est à Potemkine que nous devons l’extraordinaire initiative d’éditer en Blu-ray l’un des plus célèbres films de l’histoire du cinéma, Le Cabinet du Dr Caligari. Certes le film a déjà bénéficié d’un travail éditorial sous d’autres latitudes mais c’est la première fois qu’il nous est permis, à nous français, de le (re)découvrir dans une copie aussi splendide depuis sa sortie en salles en 1922.
Le Cabinet du Dr Caligari est un film qui s’inscrit dans la plus paradoxale approche du cinéma qui soit. Il est de ces films dont tout le monde conviendra de l’importance historique sans jamais, ou rarement, en faire pour autant un film de chevet. Pourtant, la valeur du Cabinet du Dr Caligari ne saurait se résumer à une date dans l’histoire du cinéma. Ses qualités sont pluridisciplinaires. Elles sont artistiques, historiques et même sociologiques dans la mesure où la vision du film a modifié notre rapport aux images dans les années 1920.
Il y a un avant et il y a un après Caligari (c’est comme cela que le film résonne aux oreilles des cinéphiles). Le film sera un succès. Pas immédiat mais il le sera. Même en France où il est de bon ton dans les années 20 de dénigrer tout ce qui est « boche ». Mais les aprioris s’estomperont bien vite devant l’évidence imposée par l’œuvre. Car au-delà du phénomène de mode esthétique que le film va susciter, c’est l’exigence artistique de Caligari qui fera date. Le cinéma allemand se voit soudainement investi d’ambitions nouvelles et gagne l’intérêt des intellectuels de l’époque. La production filmique allemande aura désormais pour mission de copier l’ingéniosité technique, le brio artistique et la qualité interprétative du film de Robert Wiene. Grâce à Caligari, le cinéma allemand devient, à l’image du cinéma américain ou soviétique, l’un des plus inventifs et surtout l’un des plus perfectionnés de son temps.
Les standards d’excellence fixés par Caligari touchent toutes les composantes du film : sens plastique des cadrages, dimension métaphorique du récit, création d’une atmosphère irréelle émanant de la réalité sociale allemande, éclairages utilisés à des fins dramaturgiques, fabrication de décors empruntés à des visions oniriques, etc.
La première intention esthétique qui nourrit le projet Caligari est celle d’un producteur, Erich Pommer. À la lecture d’un script présenté par Carl Mayer et Hans Janowitz, fruit de leurs souvenirs ou visions personnelles, Pommer imagine d’emblée un film à forte consonance avant-gardiste et expérimentale. La constitution de l’équipe technique abonde en ce sens puisque le travail sur les décors sera confié à trois artistes du « Sturm »1 : Hermann Warm, Walter Rohrig et Walter Reimann. Ils vont ainsi naturellement opter pour une matérialisation expressionniste des espaces filmiques afin de représenter l’ensemble des visions intérieures du personnage principal. La constitution d’un univers inévitablement « fantastique » et la représentation d’inspiration gothique des objets rapprochent le film de l’Expressionnisme pictural de Rottluff, Kirschner ou Feininger. Autrement dit, le cinéma, en tout cas en Allemagne, se hisse sans doute pour la première fois à hauteur des autres formes artistiques établies. C’est un coup de tonnerre. Le cinéma peut donc être un art.
Caligari, dans son approche formelle, permet une intellectualisation des éléments qui composent l’image, de la nature du cadre aux objets représentés dans celui-ci. Tout élément plus ou moins reconnaissable est une figuration émotionnelle ou une incarnation des recoins de l’inconscient. Et cela contribue intrinsèquement à ce que la réputation de Caligari dépasse le simple statut de curiosité historique.
Le film est un manifeste de l’Expressionnisme cinématographique. Donc un témoignage. Il est l’exemple le plus frappant de la greffe d’une avant-garde artistique sur un phénomène culturel qui n’est pas encore art aux yeux de tous, le cinéma. Le télescopage de l’art, du cinéma et du politique nait dans l’atmosphère oppressante qui se dégage de l’architecture des maisons peintes et de la géométrie urbaine, dans l’exploration de tentations oniriques qui ouvrent sur un univers inédit afin de portraiturer l’âme d’une société malade. Ajoutons aux qualités formelles de l’œuvre un didactisme qui s’établit dans la concordance entre les comédiens, leur mouvement, leur jeu et l’ensemble des constituantes techniques du film (décors, lumières et structure narrative). Il répond ainsi à l’un des fondements principaux de l’Expressionnisme allemand qui consiste à expliciter par le biais d’une création artistique, donc intellectuelle, la profondeur d’un ressenti qui relève de l’indicible.
Ces qualités singulières font encore aujourd’hui de Caligari une œuvre qui relève autant du champ cinématographique que celui des arts plastiques. Au-delà, Caligari est un film qui hante notre mémoire collective. Revisiter ce film par le biais de ce Blu-ray édité par Potemkine revient donc à partir à la rencontre de nos propres fantômes, expérience aussi essentielle qu’incontournable.
(1)Der Sturm : L’orage en allemand. Nom donné à un magazine fondé à Berlin en 1910 autour d’artistes expressionnistes. Le magazine se doublait d’une galerie qui exposait des artistes affiliés de près ou de loin à l’Expressionnisme. Le nom emprunte également au « Sturm und drang » mouvement né au XVIII e siècle qui refusait les conventions sociales et morales qui freinaient, selon leurs penseurs, l'épanouissement individuel de chacun.
Compléments du film :
Présentation du film par Pacôme Thiellement (7min).
Laborieuse dans ses premiers instants, cette présentation du film a par la suite le mérite, et le seul, de synthétiser les informations les plus importantes des documentaires présents dans l’édition. On pourra toujours émettre quelques doutes quant à la subjectivité de certains propos ou encore au manque de contextualisation objective du film. Peut mieux faire.
De Caligari à Hitler (118 min)
Documentaire inédit réalisé par Rüdiger Suchsland. Ce film, où foisonnent images d’archives, est passionnant de bout en bout. Le principe du documentaire est de coller à quelques idées émises par Siegfried kracauer dans son célèbre ouvrage « De Caligari à Hitler ». Le document est ambitieux car il s’agit de remonter le temps et de nous immerger dans l’Allemagne des années 20/30 pour trouver traces d’arguments dans le cinéma, la politique ou les faits de société qui permettraient de mieux cerner la pensée de Kracauer. Du commentaire aux images choisies et montées, tout est remarquable : pertinence du propos, rythme du film, balisage historique. Bref, rien à redire si ce n’est que tout est ici épatant.
Caligari, ou l’invention du film d’horreur (52 min)
Du même Rüdiger Suchsland. Document qui fut diffusé sur Arte et qui apparait, par ses quelques répétitions, comme une version courte du précédent documentaire. Or il serait dommage de le résumer à un format réduit du précédent document. Car ce film-ci concentre son propos sur l’impact du film de Wiene sur la société allemande, son cinéma et ses formes d’expression artistiques. Sans être d’une profondeur inouïe, le film a le mérite de constituer une formidable introduction à cette période si singulière qui a vu l’émergence d’une intelligentsia lucide et tourmentée par la persistance du chaos résultant de la guerre de 14/18.
Suppléments :
- Présentation du film par Pacôme Thiellement
- Le documentaire inédit De Caligari à Hitler (118 min)
- Caligari, ou l’invention du film d’horreur (52 min)
- Bande-originale culte composé par In The nursery