Gotham, cité génératrice
Publié par Sacha Debard - 5 juillet 2017
Catégorie(s): Cinéma, Jeux vidéo, Séries TV / V.O.D.
En plein essor depuis la fin des années 2000, les franchises de super-héros ont remplacé à Hollywood les films d’actions sauce testostérone de la fin du siècle. Nous sommes passés de la philosophie du droit d’ingérence, selon un modèle Stallone/Schwarzenegger (encore présent dans les nostalgiques Expendable et BroForce), à une philosophie plus protectionniste. Autrement dit, nous avons assisté à une mise à distance du muscle auquel s’est substitué le pouvoir surnaturel. Mais avec cette mutation thématique apparaît aussi une recherche des failles intérieures de ces personnages demi-dieux, ce qui les situe à l’opposé des défis physiques de ceux qui les ont précédés (premier affrontement – échec – entrainement - deuxième affrontement- climax).
Ce sont ces blessures identitaires dissimulées derrière le masque qui déterminent ces nouveaux héros à mettre au profit de leur environnement ces facultés hors-normes : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Ils ont parfois le quintuple de puissance d’un John Rambo, mais tenteront d’éviter tout dommage collatéral. L’un des exemples les plus iconiques étant celui du plus connu de tous (ainsi que le plus humain) : Bruce Wayne, alias Batman.
Les origines des super héros sont souvent dues à une expérience scientifique (Hulk, Fantastic 4, Spiderman), un climat de guerre requérant une innovation militaire (Captain America, Iron Man, Black Panther) ou une instance extra-terrestre (Green Lantern, Superman). Ces différentes conditions d’émergence amènent ces nouveaux surhommes à prendre la défense de l’opprimé.
Pour ce qui est de Batman, son rôle de protecteur de Gotham précède la naissance du Chevalier noir ; la riche famille Wayne avait déjà (à sa manière) œuvré pour le bien de la ville, comme autrefois les seigneurs suzerains protégeaient leur territoire. C’est la ville qui est allée chercher le jeune Bruce Wayne par l’intermédiaire de cette ruelle où ses parents se sont faits tuer. C’est la misérable condition du braqueur et la position sociale d’un père aimant qui ont enclenché la fatalité. A la vision de cette injustice, le nouveau protecteur était déjà en gestation, non plus uniquement en tant que milliardaire philanthrope de jour dans une ville corrompue, mais en tant que symbole protecteur la nuit. L’existence du Batman est liée à la ville, il n’existe que par et pour elle.
Cette gestation de super héros nous est offerte par la série Gotham où pour la première fois, le personnage de Bruce Wayne, quand bien même essentiel par son nom et sa position, reste secondaire dans cet environnement urbain qui voit apparaitre au fur et à mesure une nouvelle forme de criminels. Gotham est au départ parsemée de différentes « familles » maffieuses (Maroni, Falcone) qui disparaissent progressivement au profit de criminels atypiques qui sont le produit de la Cité. Le Pingouin, par exemple, originairement sous-fifre des deux familles maffieuses, mais également assujetti à des éléments externes, tous adversaires des Wayne et désirant régner sur la ville par tous les moyens (l’ordre de Saint Dumas) ou par des micro évènements ravageurs (par exemple Jonathan Crane, sujet des expériences de son père, qui lui ouvrent la voie au personnage de l’Épouvantail). Les origines de Batman commencent dans les bas-fonds de la ville, dans les ruelles pour atteindre une finalité verticale avec un « bat signal » dans les airs. Un environnement très fermé, claustrophobique, replié sur une seule ville qui peut se comparer aux nouvelles séries de Marvel Defenders dans lesquelles un héros se voit attribuer une zone à défendre (ex : Hell’s Kitchen pour Daredevil). Mais comme les titres l’indiquent, les personnages éponymes sont les sujets principaux, Gotham quant à elle s’incarne en tant que personnage à part entière.
Contrairement aux Marvel dont l’action se déroule dans des villes existantes (New York, Los Angeles…), DC s’inspire de villes réelles pour imaginer des villes fictives, vraisemblables mais aux caractéristiques singulières. Dans l’univers de Batman, Gotham n’est pas seulement le décor de batailles épiques comme peut l’être New York dans Avengers (qui subit d’énormes dégâts dans la logique du moindre mal) mais une ville qui s’exprime.
Gotham vit d’un paradoxe, elle est la ville à purifier, à protéger coûte que coûte, et en même temps la matrice de tous ces criminels. Ce questionnement sur son statut en tant que cause ou effet est mis en avant dans la trilogie de Christopher Nolan. La première solution pour remédier à ce paradoxe étant celle de sa destruction totale pour éliminer ses criminel mais au prix de milliers d’innocents. La seconde étant celle de Batman, la protéger de chaque nouvelle menace, par n’importe quel moyen, comme le sacrifice : « soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant ».
La singularité de Gotham est aussi dans sa représentation. Une ville un peu hors du temps ressemblant aux métropoles des années 1930-1940 dans son architecture et ses intérieurs mais qui est cependant pénétrée de la technologie la plus récente (plus particulièrement dans la série Gotham, les séries animées, et les films de Tim Burton). Gotham devient, par ce biais, atemporelle et incarne le parfait écrin d’un symbole lui aussi hors du temps (Batman existe depuis 1939 et l’idée de "successeurs" est soulevée dans de nombreux comics).
Elle a aussi sa voix qui s’exprime tout d’abord par sa population. Les citoyens de Gotham expriment leur opinion, prennent part au débat contradictoire (défendre ou pourchasser l’Homme chauve-souris ? La justice institutionnelle ou les justiciers ?), et doivent parfois assumer la responsabilité de leurs ses décisions (ex : la loi Dent dans The Dark Knight Rises). A plusieurs reprises, la population se confronte à des dilemmes, des défis que Batman ne peut résoudre à lui seul (la séquence des deux bateaux dans The Dark Knight) et doit agir en conséquence et en totale indépendance du super-héros. Un concept rare dans l’univers des autres supers héros qui jouissent souvent d’une certaine forme de libre arbitre. Ici, les citoyens ont des choix à faire, pour le meilleur et pour le pire.
Gotham s’exprime aussi par sa musique sombre mais épique, chez Dany Elfman comme chez Hans Zimmer, ou le prometteur Junkie XL (compositeur de la musique de Mad Max Fury Road et Deadpool et participatif à la composition de Batman V Superman). Une musique dont l’atmosphère inspire un certain idéal de justice dans un environnement de chaos.
Généralement, un grand nombre de Marvel et DC présentent souvent une seule ambition bilatérale, celle d’un ennemi voulant la destruction de la planète (ou son règne suprême) et celle de celui qui doit l’en empêcher. Il n’y a pas qu’une seule quête dans l’univers de Batman, mais une multitude de défis variés incarnés par la diversité de criminels qui peuple Gotham. Chacun a son propre idéal, sa propre vision de la ville et son rôle dans l’existence de celle-ci. Là est la singularité de cet univers, la profondeur des antagonistes leur donne une forme de légitimité et la différence qui existe entre les belligérants fait varier, à chaque nouvel affrontement, l’environnement urbain et les objectifs du Chevalier Noir.
Certains veulent changer la face de la ville (la glace pour Mr Freeze, les plantes pour Poison Ivy), régner sur la pègre (Pingouin, Black Mask), semer la terreur (L’Epouvantail) ou le chaos (Joker). Une diversité qui génère une profondeur visible dans les films, mais encore plus développées dans la franchise des jeux vidéo Arkham (Asylum, City, Origins et Knight) dont le monde ouvert permet au joueur de découvrir cette métamorphose de l’environnement au fur et à mesure de la progression narrative , sous une multiplicité de point de vues ; démiurgique en volant par-dessus les toits, ou à hauteur d’homme en sillonnant les ruelles de la ville.
Contrairement à beaucoup d’autres super-héros, Batman est avant tout un enquêteur doté d’une intelligence et d'une expérience qui en font un détective hors-pair, ce qui l’éloignent encore plus de ceux dont les pouvoirs sont innés. Batman rappelle des personnages comme Phillip Marlowe (The Big Sleep, Farewell my Lovely), un « private » assujetti à sa ville, dont les actions sont déterminées par les attaques contre cette dernière. Cette relation à la ville n’est pas présente avec les autres personnages DC qui sont, pour la plupart, des êtres venus d’ailleurs, qui n’ont pas cet enracinement, et ne répondent donc pas à ce schéma. En prenant pour contrepoint la relation de Superman avec Metropolis, un point a été soulevé dans la nouvelle franchise de Zack Snyder, Man of Steel. Il nous propose ici une immense destruction de Metropolis lors du combat des « demi-dieux » (Superman contre Zod). Une destruction ravageuse qui aurait pu être une fois de plus pardonnée (pour le bien et le sauvetage de la terre) et qui pourtant est relativisée dans Batman V Superman par cette séquence d’un Bruce Wayne vieillit, qui observe cette destruction depuis la rue, en s'attachant plus particulièrement à la destruction du bâtiment de Wayne Enterprise (ce qui lie donc Wayne à Metropolis). Par cette scène (et par le titre), nait une nouvelle menace que la ville impuissante ne peut contrecarrer (si ce n’est par la politique), et oblige le vieux milliardaire à enfiler à nouveau le masque. La confrontation de ces deux héros est révélatrice. L’un agit pour être accepté par sa planète d’adoption, l’autre agit car une nouvelle menace apparait.
Comme les divinités d’une épopée grecque, Gotham a une omnipotence et une omniscience qui la positionne comme origine et finalité de ces personnages. C’est en son sein que les criminels ont vu le jour, et c’est pour sa préservation qu’ils y finiront écroués.
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