« Toute ressemblance avec des personnes existantes est purement fortuite »
Paolo Sorrentino devait avoir anticipé que son nouveau film Silvio et les autres pouvait devenir sujet à polémique. Notamment en approchant une des figures italiennes les plus célèbres de la scène politique, mais aussi de l’histoire italienne de ces quarante dernières années : Il Cavaliere (Silvio Berlusconi).
Le film commence in medias res sur un mouton qui regarde les spectateurs du film avant de se diriger à l’intérieur d’une villa somptueuse dans laquelle une relation étonnante va se construire entre l'animal, une climatisation et une télévision qui retransmet un des nombreux jeux télévisés que connaissent tous les canaux italiens. La tension monte, la température baisse et le mouton reste l’objet passif d’une oppression sur laquelle il ne semble avoir aucun contrôle. Soudain, il s’effondre. À la manière du touriste qui meurt devant la beauté de Rome dans La Grande Bellezza, Sorrentino ouvre à nouveau son film sur la question du rapport entre le spectateur et le film. À la seule différence que cette question pourrait s’appeler, ici, la grande « bruttezza ».
Il est important de noter qu’initialement le film se divise en deux parties : Loro 1 et Loro 2 qui suivent, chacun, un axe narratif différent. On ajoutera également que le titre original, Loro (« Eux »), a son importance. Surtout dans la première partie consacrée à la présentation du paysage humain qui compose l’environnement proche du personnage principal.
Cette première partie suit l’histoire de Sergio Morra (Ricardo Scamarcio), un jeune homme d’affaire, doué pour corrompre des petits élus, doué pour les petites combines et l'emploi de prostituées et de drogues diverses pour parvenir à ses fins. Sa principale ambition est de quitter ses Pouilles natales et de gravir les échelons de la bonne société pour briller aux yeux de Silvio. Dans cette partie, Silvio est un Everest dont on n’aperçoit pas le sommet. Seul le système qui l’entoure a de l'importance. Pour mieux comprendre, in fine, quel personnage est Silvio, il faut s'attarder sur ceux qui l'encadrent : les autres. À grands coups de soirées dépravées, de pluies de MDMA et de filles à la vertu discutable, Sergio Morra crée un nouveau "paradis terrestre". De véritables orgies romaines sont organisées. L’artificialité de celles-ci est soulignée par une stylistique chère au réalisateur : montages épileptiques, ralentis sur des corps en extase et des apartés fantasques qui soulignent avec cynisme la vacuité des participants. Nous sommes presque apaisés quand, le lendemain, ils contemplent l’immensité de l’espace à l’horizon et s’échangent, plongés dans le silence, des petits gestes de tendresse.
Dans la villa d'à côté, nous découvrons Silvio qui, par de multiples extravagances, tente de reconquérir l’attention de sa femme. C'est d'ailleurs la seule occupation qu'il lui reste puisqu'il est désormais rangé des affaires et de la vie politique après la victoire de la Gauche. Il fait du jet-ski, chante et joue le rôle d’un parrain que l’on irait voir pour quelques faveurs.
Même si la division du film en deux parties n’est pas sensible lors du visionnage, on la devine assez rapidement par l'intermédiaire de la scène où Berlusconi rencontre un associé et ami de longue date : Ennio Doris. Avec un cynisme de haut vol concernant les questions sociales, Doris parvient à persuader Silvio de revenir à la vie politique. La technique est simple : faire changer de camp six sénateurs et laisser s’effondrer le gouvernement. La scène s'affirme comme étant le pivot dramaturgique du film car, en premier lieu, la scène marque le retour du Cavaliere aux affaires. Les deux personnages, Doris et Berlusconi, sont interprétés, tous deux, par le fidèle acteur préféré de Sorrentino, Tony Servillo. Cette double interprétation installe une forme d’incertitude : sommes-nous en train de regarder deux hommes d’affaires qui dialoguent ? Ou regardons-nous deux aspects de la personnalité de Silvio ? Celle de l’homme politique qui est presque enfermé dans sa tour d’ivoire et celle de l’homme d’affaire aussi libre qu’il est libéral.
Quelle qu’en soit la nature, le résultat est le même. Silvio doit retourner aux affaires car c’est en cela qu’il est doué. Ce qui nous sera confirmé dans la séquence suivante. Il choisit dans le bottin un nom au hasard et tente de vendre à une parfaite inconnue son produit phare : le rêve.
Cette deuxième partie s’intéresse donc d’avantage à Silvio et son rapport avec les autres comme les sénateurs à corrompre et, surtout, avec le peuple italien. De conquête en conquête, les mauvaises habitudes de Silvio reviennent avec leur lot de conséquences qui se vérifient déjà dans une très belle scène de confrontation entre lui et sa femme. Dans cette séquence, l’espace retranscrit cette distance entre les deux personnages mais aussi entre l'élite sociale et la population lambda. Lors de la dispute, la mise en scène est d'abord très stylisée (plans larges, séparation par le décor, mouvements de caméra) afin de retranscrire les différences de personnalité entre les deux personnages. Ce sont d'abord les apparences de chacun qui s'expriment : l’éternel Silvio souriant et sa femme outragée. Au fur et à mesure de la discorde, la mise en scène s'indexe sur la profondeur de la fracture. Les plans se resserrent, l’esthétique devient plus mélodramatique et les protagonistes laissent surgir ce qu'ils sont, l'une et l'autre, en profondeur : des êtres avides de pouvoir et d’argent. Cette séquence est observée de l’extérieur par des domestiques passifs, comme des moutons figés devant un feuilleton de Mediaset.
À compter de cette scène, on comprend d’avantage tout le propos du film et son titre évocateur Loro. Il est moins question de Berlusconi en tant que créateur du système politique corrompu que connaissent l’Italie, les médias et la culture, que de ceux (loro) qui participent à entretenir ce fonctionnement étatique. Même si toutes les allégations contre Silvio sont avérées (bien qu’il les nie avec un sourire radieux), il n’empêche que tant qu’il y aura des gens corruptibles par l'argent, le sexe ou la promesse d'un infime pouvoir à exercer, tant que la population ne détournera pas son regard d’un écran de télévision ou d'ordinateur voire d'un smartphone, le système prospérera.
Crédit photographique : ©Gianni Fiorito