Coffret Mikio Naruse - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 28 novembre 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Pendant fort longtemps, on a considéré, à tort, que le cinéaste Mikio Naruse n’était qu’une pâle copie de Yasujiro Ozu. Naruse était sous-estimé parce que de nombreux critiques considéraient que la filmographie du cinéaste n'était constituée que de variations sur des motifs que l’on trouve avec récurrence chez Ozu. La famille, les relations intergénérationnelles, les amours contrariés, etc. C’est peu dire, selon nous, que ce jugement paraît réducteur et simpliste. Et c'est justement à une revalorisation du travail de Naruse que contribue ce remarquable coffret 5 films édité par Carlotta Films.
Si, effectivement, des thèmes sont communs aux deux artistes, il nous semble évident qu’ils bénéficient d’une approche différente d’un cinéaste à l’autre. Dire que, chez Mikio Naruse, la famille et les relations entre ses membres s'entendent de la même manière que chez Ozu relève du raccourci intellectuel. C’est comme si nous prétendions que Les huit salopards de Tarantino était une reformulation de La chevauchée fantastique de Ford sous prétexte qu’une diligence traverse l’Ouest américain avec à son bord des figures archétypiques des populations qui ont participé à mythifier la Conquête de l’Ouest et à édifier la nation naissante.
Alors intéressons-nous à relever quelques divergences entre Naruse et Ozu, y compris sur des figures qui leur sont communes. Commençons par un élément fondamental, évoqué plus haut, propre aux univers de chacun, la famille. Chez Ozu, la famille est un lieu d’exposition soudaine des tensions latentes. Systématiquement, des distensions se matérialisent lors d’événements qui viennent troubler l’ordre apparent des rapports entre les individus (deuil, mariage, retraite). Contrairement à cela, chez Mikio Naruse, sauf en de très rares occasions, l’éventail des crispations est plus vaste. D'abord parce que les familles qui accueillent les thématiques du metteur en scène sont le plus souvent laminées au préalable. Chez Naruse, le mal est déjà fait et, contrairement à Ozu, ce n’est donc pas l’inexorable transformation des êtres qui est au cœur de ses obsessions puisque nous ne savons rien d’un état premier ou d’un comportement antérieur à l’éclosion des problématiques.
Dans le cinéma de Naruse, le tissu affectif est déjà déchiré (Le grondement de la montagne), l’incommunicabilité règne (Au gré du courant), les personnages ont déjà été brisés par l’acharnement des réalités quotidiennes qu’ils doivent assumer, surmonter (sans réel espoir) et accepter (Une femme dans la tourmente, Quand une femme monte l’escalier). Seule dérogation à ces principes présente dans le coffret, Nuages épars, le dernier film de Mikio Naruse. Dans ce film, l’événement qui vient bouleverser la destinée du personnage féminin, pour une fois, surgit dans la dramaturgie et ne la précède pas. Chez Mikio Naruse, on est, avant un sursaut de conscience ultime, dans une abdication apparente parce que les personnages sont habitués à endurer le pire. Il y a une sorte de logique à cette forme de capitulation de façade, tous appartiennent à des classes inférieures voire, dans le meilleur des cas, aux classes moyennes basses. Ce postulat de départ les confine d’emblée dans des schémas sociétaux qui ne font qu’accentuer les difficultés qui s’amoncellent et leur niveau global de désœuvrement.
Cette situation précise introduit une autre différence majeure avec Ozu. Puisque les personnages n’ont rien à perdre, après la contrainte d'un changement d'état, ils s’engagent dans une lutte contre le modèle sociétal qui les broie. Ils se refusent à abandonner, par dignité, sans doute. La précarité affective ou sociale les détruit mais ils décident tous et toutes de résister. Ils ne sont jamais définitivement résignés.
Outre cette divergence d’approche de l'espace familial constaté avec Ozu, au regard des personnages mis en avant par Mikio Naruse, des femmes le plus souvent, nous trouverons, sur ce terrain, des points de convergence avec Kenji Mizoguchi. Les femmes, chez l’un comme chez l’autre, sont, pour les plus modernes d'entre elles, des combattantes. Difficile, par exemple, de ne pas effectuer de rapprochement entre Les sœurs de Gion de Mizoguchi et Au gré du courant de Mikio Naruse. Dans les deux cas, deux visages du Japon s’opposent par figures féminines interposées. Deux sœurs chez Mizoguchi. L’une accablée par les traditions qui en font une geisha tributaire du bon vouloir des hommes et sa sœur, plus indépendante, qui décide de détruire le masculin en exhibant sa foudroyante beauté sans réelle pudeur. Les hommes la désirent sans pouvoir jamais la posséder et les femmes la détestent puisqu’elle est une incarnation des possibles, du triomphe de la volonté, de l’insubordination et de l’indépendance.
Dans Au gré du courant, Mikio Naruse joue des oppositions également. Hideko Takamine joue une jeune fille qui aspire à la liberté et qui refuse de suivre les traces de sa mère, geisha, interprétée par Isuzu Yamada (notons l'inversion des rôles puisque Isuzu Yamada interprétait le rôle de la sœur rebelle dans Les sœurs de Gion 20 ans plus tôt). Par le choix des actrices, deux formes de jeu se rencontrent et s’opposent. Mais le personnage d'Hideko Takamine s’engage dans une résistance qui s’exprime par un choix matérialiste. Celui qui consiste à tenter de modeler son destin. Cela passe par un engagement total dans un travail, la couture, qui, selon elle, est le seul moyen envisageable pour s’émanciper et échapper à sa condition.
On trouve là d’ailleurs d’autres points de convergence avec Mizoguchi même si, là encore, le traitement filmique diffèrera. D’abord, il y a cette idée du matérialisme. Le travail est dans sa forme et son exécution le moyen qui permet de définir l’individu au-delà de toute filiation. La démarche de Naruse soulève la question de la modernité qui affleure derrière l’idée que le travail peut permettre à l’individu de sortir de l’astreinte d’une trajectoire sociale. On trouve là une des caractéristiques profondes du cinéma de Mikio Naruse : révéler l’importance du quotidien et mesurer son incidence sur les destinés individuelles. Touche finale à la modernité qui s'exprime, qui plus est parce que nous sommes au Japon, Mikio Naruse choisit de mesurer les répercussions des interactions entre l’être et ce qui balise son existence par l’observation des rapports entre les hommes et les femmes.
Autre caractéristique du travail de Mikio Naruse, la volonté de ne jamais assujettir les réalités japonaises de son époque au temps filmique. Le tableau réaliste qui abrite la fiction du cinéaste existe avant le film, se prolonge pendant le film et perdurera après la fin du film. La difficulté principale que rencontrent les personnages d’un film de Mikio Naruse tient en un point très simple : leur quotidien est une routine qui, à défaut d’être libératrice, est au moins la garantie d’une survie. D’imperceptibles modifications apparaissent et contraignent les personnages à s’adapter jusqu’à rencontrer l’inacceptable. C’est alors que Mikio Naruse sonne la révolte. C'est dans cette optique dramaturgique que l’œuvre de Naruse va puiser et révéler sa véritable substance. L’essence du cinéma de Mikio Naruse se situe dans l’observation des effets plutôt que dans l’exposition des causes. Aussi, le cinéaste s'attache-t-il à exhiber le minimalisme des agissements et l’exploration des affects faisant fi de toute retenue. C'est ainsi que Mikio Naruse s’est singularisé de ses pairs. L'intériorisation pudique qui sied à merveille aux Japonais vole en éclats pour se laisser gagner par des normes représentatives qui échappent aux modèles nippons. C'est sans doute pour cette raison précise que Mikio Naruse peut être considéré comme un metteur en scène moderne car il a réussi à conserver une identité japonaise et il a su, en même temps, en transcender les caractéristiques les plus profondes.
Pour ce qui est de la qualité des copies, elle est sujette à caution puisque, nous le savons, les méthodes de conservation du film au Japon sont très aléatoires. La qualité est, malgré cette prise en compte, d'excellente facture. Globalement, le coffret Blu-ray est superbe. Les films ont tous bénéficié d’une restauration probante qui rend l’accès aux œuvres particulièrement agréable.
Peu de compléments (dommage) : des présentations de chacun des films par Pascal-Alex Vincent contextualisent les œuvres avec pertinence le plus souvent. Quelques indices, quelques pistes, quelques anecdotes, quelques éléments biographiques nous sont livrés. Bref, c’est cohérent et agréable.
Un court document (11 minutes) consacré à la carrière cinématographique d'Hideko Takamine agrémente le coffret. Il y est essentiellement question de parcourir les grands moments de la filmographie de l'actrice par le biais d'extraits.
Pour finir, le coffret bénéficie de la présence de 3 bandes annonces.
Heureux sont ceux qui décideront de découvrir Mikio Naruse par ce coffret qui est en tout point épatant.
Crédits photographiques :
LE GRONDEMENT DE LA MONTAGNE © 1954 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
AU GRÉ DU COURANT © 1956 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
QUAND UNE FEMME MONTE L’ESCALIER © 1960 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
UNE FEMME DANS LA TOURMENTE © 1964 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
NUAGES ÉPARS © 1967 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS (EN HD) :
5 Préfaces de Pascal-Alex VINCENT
Hideko Takamine, une vie d'actrice : un portrait signé Pascal-Alex Vincent (11 mn)
3 Bandes-annonces