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Le manga selon Masato Hisa
Publié par Esteban Manuel Soria - 2 janvier 2018
Catégorie(s): Bande dessinée
Le manga occupe aujourd’hui une place conséquente dans la culture occidentale, on le mesure au travers des nombreuses conventions et de nombreux festivals qui vantent les mérites de la culture nippone, sans oublier la part importante des ventes sur le marché du livre. Toutefois c’est un médium qui, dans l'imaginaire collectif, semble être assez uniforme tant graphiquement que scénaristiquement. Les raisons sont multiples et nous pouvons pointer en premier lieu une démarche publicitaire qui met l’accent sur les œuvres "grand public" structurées autour de codes stéréotypés, donnant l’impression d’une recette appliquée qui, hélas, minore la profondeur des œuvres. Car il existe beaucoup de mangas éloignés de l’esthétique dominante, comme en témoigne le travail qui nous préoccupe aujourd’hui. Son auteur, Masato Hisa, est un mangaka dont les œuvres n’ont été que très partiellement publiées sous nos latitudes : 2 séries d'œuvres sur 6 et une troisième devrait bientôt faire son apparition courant 2018. Heureusement nous avons l’une de ses premières séries, Jabberwocky, et sa dernière, Area 51, qui nous permettent d’approcher les singularités de leur créateur.
Ce qui est saisissant chez Masato Hisa, c’est son style qui conjugue des sources d’inspirations japonaises et occidentales. Ajoutons à cela qu'il est un auteur qui se plait à juxtaposer des éléments historiques et/ou artistiques prélevés aussi bien dans des films, des romans, des jeux ou des légendes pour construire des récits marqués par une certaine forme d'universalisme. Si dans Jabberwocky, Masato Hisa réécrit quelques événements historiques, c’est surtout dans Area 51 que cet aspect est le plus poussé.
Area 51 prend place dans la Zone 51, espace où toutes les créatures, divinités et légendes sont forcées de cohabiter. C’est dans ce contexte que l’on suit Mc Coy, inspectrice humaine chargée d'enquêter dans cet univers fait d’étrangetés plus ou moins inquiétantes.
L’étrange permet toutes les audaces et Masato Hisa mélange tout ce qui est possible et imaginable pour servir quelques intentions formalistes. Son travail traverse différents panthéons de divinités (grecs, japonais, nordique, etc.) et les associe aux classiques loups-garous, Père Noël et Yokaïs pour redessiner une carte mondiale qui file la parfaite métaphore des conflits que nous pouvons vivre. Certains personnages légendaires cohabitent, d’autres se posent en antagonistes, des liens se tissent entre mythes de tous horizons sans jamais, finalement, que cela ne choque. Par l’intermédiaire d'affabulations connues du plus grand nombre, Masato Hisa, crée des récits qui interpellent, intéressent, surprennent par d'insoupçonnables interactions narratives ou par les connexions faites par le lecteur. Ces figures qui s'entrelacent, se confrontent, s’assemblent, composent une relecture fascinante et innovante de l'histoire de l'humanité. Ainsi dans un tome se côtoient un hommage au Parrain de Coppola, une ré-interprétation de Blanche-Neige, ou encore des conflits entre différentes divinités comme aux plus belles heures des voyages d’Ulysse.
Tout cela est stimulé par des récits généralement semi-conclusifs. Masato Hisa aime raconter plein de petites histoires tantôt comiques, tantôt dramatiques, qui, par de petits liens, mènent à des événements tout simplement cosmiques. D’ailleurs ce mélange des cultures se ressent aussi énormément dans son style graphique.
Grandement inspirées par Sin City de Frank Miller, les œuvres de Masato Hisa fonctionnent par aplats de blanc, de noir, et généralement invitent juste un gris intermédiaire. Travail qui, au-delà de l'univers BD, n'est pas sans évoquer les xylographies de Félix Vallotton. De la même manière donc, ce rapport au Noir et Blanc intègre autant une réflexion basique qu'il souligne l'importance des contrastes et du clair/obscur. Car ce dernier, intégré à une logique purement japonaise (les dessins, les actions, la scénarisation de ses histoires), tend à séduire et surprendre l’œil du lecteur non sans ajouter un certain dynamisme visuel. De son propre aveu, Masato Hisa, ne travaille pas ses planches en terme de lumière ou d’éclairage mais d’impact. Autrement dit, ce travail sur l'ombre et la lumière n'est qu'un outil graphique qui sert un propos plus vaste et universel. Tout cela rend la lecture d’Area 51 constamment fluide et attractive pour un public aussi bien occidental qu'asiatique ou autre.
À ce désir de propos global répond le découpage qui est très éloigné de ce qui se fait habituellement en manga. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir un tome et de voir ces nombreuses pages entièrement remplies de cases verticales qui amplifient la tension d’une scène pour noter la singularité créative de l’auteur. Là encore Masato Hisa s’inspire des cadrages de scènes d'action du western par exemple. Par leur travail de composition et de contraste, les mangas de Masato Hisa considèrent l’image pour ce qu’elle est : un discours métaphorique capable d’exprimer nombre de concepts en une case.
Son style graphique est à l’image des histoires qu’il raconte, un mélange d’influences finement digérées et adaptées à une forme d’expression unique en son genre. Au final, ce qui transparaît le plus dans ses œuvres, c’est cette curiosité pour tous, pour les Histoires (grandes ou petites), les cultures, les légendes. Masato Hisa est la preuve que le manga sait évoluer en dehors des limites qu’on a tendance à lui prêter. Il est le représentant d’une nouvelle vague de mangakas que l’on voit émerger depuis quelques temps, des auteurs qui s’affranchissent des codes habituels pour créer des œuvres toujours plus riches, plus vastes, plus modernes.
Crédit Image : Copyright Casterman