Vers la Lumière nous raconte l'histoire de Misako, une jeune femme audio-descriptrice, qui est missionnée pour rédiger les commentaires audio, à destination des malvoyants, d’un film dont la sortie est imminente. Parmi les membres du groupe de travail, elle rencontre un ancien photographe réputé qui a perdu presque totalement la vue. Les participants œuvrent ensemble à l’élaboration des commentaires pour qu’ils soient aussi justes que possible. Entre temps, les deux protagonistes apprennent à se connaître, à se parler, et la jeune femme apprend progressivement à accepter la maladie d'Alzheimer de sa mère.
Le film se structure à partir de deux propos parallèles, qui se répondent mais ne se croisent pas diégétiquement : d’une part le quotidien et le travail de la jeune fille et du photographe, ce qui entraîne leur rencontre, et, d’autre part, la maladie de la mère qui habite à la campagne, totalement séparée du reste par un espace propre et par une temporalité qui diffère de celle de la ville. La maladie est très présente dans la filmographie de Naomi Kawase, qui a réalisé précédemment Les Délices de Tokyo et Still the Water. Et cette façon d’en parler à travers un autre sujet ne lui est pas étrangère. Les Délices de Tokyo répondait aussi, d’une autre manière, à ce double arc narratif. Cette séparation du réel, encourageant la distanciation, n'est pas unique dans le cinéma, Mia Madre de Nanni Moretti, par exemple, en partage quelques points communs. L’enjeu de la maladie laisse sa place dans Vers la Lumière à la méthodologie de transposition des images d’un film en discours verbal pour malvoyants. Le travail de la jeune femme occupe toute la place dans ce moment de sa vie et dans le récit.
Misako est assez littéralement présentée dès le début du récit comme admoniteur du film, au sens qu'Alberti donne au terme en peinture. Tutrice de notre regard, elle guide le spectateur dans certaines séquences où sa voix décrit les images que l’on voit, qu’elles appartiennent au film sur lequel elle travail ou à son propre quotidien. Elle est médiatrice, et suggère des interprétations du film dont elle rédige les commentaires, mais aussi sur celui que l'on regarde. Et comme l’admoniteur en peinture, il peut guider, intégrer le spectateur, mais aussi le préserver, ne pas le laisser seul face aux images. La méthode, elle aussi classique, était également utilisée dans ce sens dans un tout autre film, Polisse de Maïwenn. Dans ce dernier, le personnage incarné par la réalisatrice, extérieur comme nous au quotidien de la brigade de protection des mineurs, permettait au spectateur de supporter la réalité des faits présentés et au film d'assumer la responsabilité des images produites. Dans Vers la Lumière, les enjeux sont moins frontaux et le rôle de l'admoniteur plus symbolique. Les commentaires de Misako brisent le quatrième mur et, comme ceux qu'elle rédige pour les malvoyants, ils remplissent certains vides laissés par les images.
Le photographe apporte très vite un discours critique riche en nuances sur le travail qu'elle accomplit. Sélection, remplissage du silence, interprétation et idéalisation, le processus d’ajout de commentaires est loin d’être neutre pour l’expérience des spectateurs tests.
Kawase apporte le même souci du détail technique que dans Les Delices de Tokyo, qui décrivait avec soin la fabrication artisanale des pâtisseries au haricot rouge. Ici, c’est une partie de la question du cinéma qui est décortiquée par l'intermédiaire de spectateurs très spécifiques, privés du sens de la vue. Et le film tend à montrer que l’enjeu n’est pas un détail justement. La réflexion de l’image face au discours est cruciale pour l’expérience commune que l’on fait du cinéma. La qualité d’ouverture de certaines images face à la fermeture de l’interprétation discursive est interrogée. L’image ouverte est discutée, et parfois montrée, dans son rapport au temps, sujet d'étude de prédilection de l’ancien photographe.
Le problème réside notamment dans la différence entre la production d’une image et la production d’une idée, la poésie contre le discours argumenté, avec les résonances que cette problématique évoque au cinéma depuis la Nouvelle Vague française, à travers, entre autre, le montage.
Se pose alors la question de la poésie du film. Présentée comme un drame romantique, la narration sentimentaliste et son esthétique pourrait rapidement être taxée de poétique. Et la musique très réussie dans ce registre de Ibrahim Maalouf va dans ce sens, mais dessert peut-être cependant l'aspect du film esquissé plus haut. D’autant que nous sommes plongés dans un univers japonais à la naïveté touchante, point commun du cinéma de Kawase et de Kore-Eda (Tels père tels fils, I wish)
S'arrêter seulement sur cet aspect de Vers la Lumière évincerait la question de "l’ouvert" et de l’image face à l’idée qui se retrouve pourtant subrepticement dans certaines images du film. Il y réside bien quelque chose de la méthode poétique, disons plutôt classique dans le tout de l’œuvre et plutôt moderne dans ses détails.
D'abord, de manière évidente à travers la synesthésie, presque obligatoire étant donné le rôle des sens dans le film, provoquée par les interactions du photographe avec son environnement et le rapport de Misako à la lumière. Le romantisme très prononcé de Misako dans son rapport à la nature et aux bains de soleil couchant y participe évidemment.
Certains détails ensuite se rapprochent quant à eux d'un montage poétique plus contemporain, à travers plusieurs motifs discrets du film et sa gestion d'espaces distincts. Des exemples de motifs se trouvent dans les portraits insistants de Misako par exemple, dans les plissures et la texture du maquillage, très légèrement pailleté de l’actrice toujours face au soleil couchant. Ou encore dans les portraits des malvoyants lors de la représentation finale du film, dont les visages éclairés par la projection évoquent des émotions variées.
La gestion de trois espaces-temps imbriqués, mais sans rapport diégétique évident, est également abordable à travers la question poétique : le quotidien des protagonistes, le film à commenter et la campagne où habite la mère. Ces trois réalités coexistent dans Vers la Lumière sans que leurs espaces puissent réellement communiquer, ou seulement par des médiums bien précis comme l'écran de projection. C'était l'expérience extrême proposée par le scénario d'Alain-Robbe Grillet et mis en scène par Alain Resnais dans L'Année Dernière à Marienbad, où les réalités des deux protagonistes sont inconciliables en une seule et doivent rester distinctes pour continuer à exister.
La fermeture narrative de Vers la Lumière est réglée par les trajectoires trop évidentes des protagonistes (Misako doit apprendre à vivre avec la maladie de sa mère, lui doit apprendre à vivre sans la vue et sans la photographie et leur romance qui suggère une double résolution). Cependant, le double travail poétique du film, dans l'exposition des visages qui deviennent presque paysages, et dans l'enchevêtrement des espaces filmiques et du faux-film en projection, offre une lecture bien plus ouverte sur ses enjeux.
En interrogeant ce qu’il faut dire des images, le film soulève des réflexions intéressantes sur la langue qui sont d'ailleurs exacerbées par l’ajout des sous-titres sur la version originale du film. C’est un plaisir pour ceux qui seront sensibles à l’importance des mots et des conséquences interprétatives du choix de les utiliser. Bien-sûr dans la production de textes, critiques, commentaires et analyses comme ceux que proposent ce site, le propos résonne encore d'avantage.
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