Le Portrait de Jennie - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 23 mars 2018
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Idée formidable que celle de Carlotta films d'éditer Le Portrait de Jennie réalisé en 1949 par William Dieterle. L’œuvre est en soi passionnante puisqu'elle est représentative des tendances hollywoodiennes amorcées au début des années 30 et qui arrivèrent à maturité artistique dans les années 40. Le Portrait de Jennie est également une remarquable occasion de revisiter ou de découvrir le travail d'un cinéaste trop peu connu qui compte pourtant quelques magnifiques réalisations à son actif.
L’œuvre de Dieterle se détermine, dans sa période américaine, par une spectacularisation de la dramaturgie qui a pour seul et unique but de toucher par tous les moyens, émotionnels ou intellectuels, le spectateur. Ce travail est exemplaire de ce que les techniciens allemands, réfugiés aux USA à la fin des années 20 et au début des années 30, ont globalement apporté au cinéma américain. En ce qui concerne le cinéma de Dieterle, et Le Portrait de Jennie en témoigne admirablement, il se caractérise par un Romantisme cinématographique très germanique que le cinéaste adapte aux standards de la production américaine.
Pour ce qui est du Romantisme, Dieterle a été à bonne école. Avant d’arriver aux États-Unis, il a travaillé comme acteur avec les plus grands metteurs en scène allemands, que ce soit au théâtre (Max Reinhardt) ou au cinéma (Murnau, Leni). Il passe à la réalisation au début des années 20 sans réellement rencontrer le succès espéré. Il se rabattra alors sur la production de films. Il pourra d'ailleurs s’enorgueillir d’avoir produit un temps les films de Murnau ou Paul Leni, entre autres.
C’est en 1930 qu’il répond positivement à l’invitation de la Warner pour réaliser un film sur le sol américain. Ce sera The last flight qui sortira en 1931. On compte ensuite parmi ses succès américains Le songe d’une nuit d’été (réalisé conjointement avec Max Reinhardt), La vie de Louis Pasteur, La vie d’Emile Zola, Quasimodo, Les mirages de la peur et bien sûr, le film qui nous occupe ici, Le Portrait de Jennie.
Première qualité notoire du film, réussir à greffer sur l’exubérance hollywoodienne une tendance prononcée pour les effets « plastiques » issus d'une tradition allemande initiée par Le cabinet du Docteur Caligari. Les effets stylistiques en question traduisent principalement une indexation du monde à l’intériorité des personnages. Mais Le Portrait de Jennie ne se limite pas à l'exposition d'un savoir-faire esthétique. Le film est aussi, et peut-être surtout, la formidable démonstration d'une interaction possible entre un univers onirique et une réalité tangible. Le Portrait de Jennie a pour sujet l’amour d’un peintre pour un fantôme. Évidemment, de ce strict point de vue, le film anticipe sur les chefs-d’œuvre à venir que seront L'Aventure de madame Muir de JL Mankiewicz ou Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock.
Autre qualité, la mise en scène qui est, du fait de la nature qui l'investit, la matière même du film. Un peintre a besoin de trouver un sujet qui l’inspire. Il lui faut fouiller en lui afin de découvrir ce qui pourrait lui permettre d'accéder à une plénitude artistique. Mis sur la voie par une galeriste, il identifie rapidement le problème. Jusqu'ici, il peignait pour peindre ; il doit désormais trouver matière à aimer le sujet de ses études picturales. Dieterle débute et conduit son récit par l'intermédiaire d'une voix off. Il s'agit de celle du personnage campé par Joseph Cotten. Le voyage introspectif est initié selon les principes acceptés du film criminel (nous sommes en 1949). Pour que le spectateur saisisse le moment où l’imaginaire du personnage envahit l’écran, Dieterle n'opte pas pour un fondu mais place devant son objectif une trame qui évoque, par sa texture, une toile de peintre observée en gros plan. Débute alors une série de rencontres avec sa muse, Jennie.
Ce dispositif, outre l’irréalité qui en résulte, introduit également des réflexions formalistes. Il est impossible au spectateur d’échapper à l’artifice que la trame suggère. Dieterle joue donc ici avec le statut du spectateur car l’un des principes qui permettent d’abolir la frontière qui sépare le public des personnages d'un film réside, justement, dans l’aptitude des créateurs à rendre imperceptible l’artificialité inhérente à la fabrication des images. La trame est, ici, un artifice qui s'expose et s'interpose entre nous et le film. La manifestation et la visualisation de l’artifice (la trame) instaurent inévitablement une distance entre le film et son spectateur.
Ce qui distancie le film du spectateur, lorsque c'est intentionnel et revendiqué comme c'est le cas ici, relève généralement de la réflexion. Dans Le Portrait de Jennie, réfléchir est le maître-mot. Il y a, en ce point précis, un tour de force phénoménal puisque c’est également ce qui est demandé au personnage du film : réfléchir pour trouver réponse à ce qui le situera dans la société en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Donc, si nous ne partageons pas les affects du personnage interprété par Joseph Cotten, nous sommes conviés à faire preuve, comme le protagoniste, de discernement.
De plus, la présence physique de la trame relie cet artiste qui peine à vendre son travail à ce qu’il doit incorporer à son art : une vision du monde. Sans cette qualité, il ne sera qu’un amateur ou un faiseur. Il doit donc trouver en lui ce qui pourra susciter chez autrui un intérêt pour ce qu’il produit. Dès lors que la trame inaugure une séquence, ce qui se développe dans l’image du film illustre parfaitement le cheminement de la pensée, de l’esprit ou de la réflexion de l’artiste. Le Portrait de Jennie se transforme, dans ses moments oniriques, en une exploration de la pensée en mouvement d’un artiste.
Le peintre prend d’abord conscience qu’il doit concevoir un sujet d’étude. Il doit déceler en lui ce qui pourrait injecter de la passion dans son travail. Ce sera le féminin. Vaste sujet. Le peintre devient alors Pygmalion. Il va imaginer puis générer et fabriquer un sujet, Jennie, qui s'optimisera au fil du temps. La progression de son travail se quantifie et se mesure par l’évolution physique de Jennie. Les apparitions témoignent de l’évolution corporelle du personnage féminin. La transformation physique et affective de Jennie suit une courbe qui est l’exacte matérialisation de la progression artistique du peintre.
La jeune fille deviendra une femme et sa beauté rendra compte de l’excellence du peintre. Le final du film est une sorte d’apothéose esthétique. Cette dernière assume une certaine dimension orgasmique qui n’est pas sans évoquer le célèbre feu d’artifice d’Hitchcock dans La main au collet.
Film passionnant, Le Portrait de Jennie a toutes les qualités d'un chef-d’œuvre oublié et/ou inconnu. Il faut donc ici louer le travail éditorial de Carlotta Films qui, dans un souci de préservation du patrimoine cinématographique, nous permet d'accéder à cette petite merveille.
La copie du film est remarquable et, malgré quelques légers défauts dus à son âge, rend justice au travail pictural de Dieterle.
Hélas, du côté des compléments, nous ne trouverons qu’une bande annonce. Certes, c’est peu mais la découverte et les surprises sont garanties par la qualité du film qui, finalement, se suffit à lui-même.
Crédit photographique : LE PORTRAIT DE JENNIE © 1949 AMERICAN BROADCASTING COMPANIES, INC. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENT
BANDE-ANNONCE