Mektoub, my love : canto uno
Publié par Thomas Garnier - 27 mars 2018
Le récit de Mektoub, My love : Canto Uno d'Abdellatif Kechiche se déroule en 1994.
Amin, qui a décidé d'interrompre ses études de médecine à Paris, rentre à Sète pour les vacances. Il y retrouve sa famille : son cousin Tony, sa mère et sa tante, ainsi que son amie d'enfance, Ophélie. Ensemble ils profitent avec insouciance des beaux jours, entre la plage, le restaurant familial et les boîtes de nuit. Plus réservé que son cousin dragueur, Amin fait un peu de photographie et rêve que les scénarios qu'il écrit soient un jour produits à Paris. Il rencontre sur la plage Céline et Charlotte qui intègrent le petit groupe et complexifient les rapports de séduction qui s'y jouent chaque jour.
Le film fut d'abord présenté à la Mostra de Venise en 2017 sous le nom Mektoub is Mektoub. Les avis y furent partagés et contrastés, notamment sur la question de la représentation des corps et sur les intentions de sa recherche esthétique. Plusieurs volets sont prévus et le deuxième, au moins, a été tourné. Il s'agit d'une adaptation libre du roman La Blessure, la vraie, de François Bégaudeau. Pour rappel, le dernier film d'Abdellatif Kechiche, La Vie d'Adèle, était aussi l'adaptation d'un roman, graphique cette fois, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh. L'exercice de l'adaptation est d'ailleurs commun à plusieurs projets que le réalisateur envisage de tourner depuis quelques années. La littérature n'a jamais quitté la genèse de ses films depuis L'Esquive, mais il a toujours abordé avec beaucoup de distance le texte original.
Dans Mektoub, on retrouve avec plaisir Hafsia Herzi (La Graine et le Mulet) dans un rôle secondaire. Les autres rôles ont été distribués à des comédiens débutants dont c'est le premier long métrage, Shaïn Boumedine dans le rôle d'Amin et Ophélie Bau dans le rôle d'Ophélie. Comme à son habitude Kechiche sait lier une intuition de casting avec une méthode de tournage exploitant à merveille, parfois jusqu'à l'extrême, l'énergie et la présence de ses comédiens. Ils sont au cœur du film qui se concentre sur leurs interactions, leurs rapports, leurs regards et surtout leurs corps. La caméra les filme intimement et offre au regard du spectateur un spectre large dans la suggestion sensuelle, de la tradition picturale au marivaudage littéraire, en passant par le régime du désir scopique purement cinématographique.
La question de la représentation est d'ailleurs au cœur de la filmographie de Kechiche. Que ce soit dans le récit, on pense à Vénus Noire dont c'est le sujet principal ou, plus habituellement, dans ses autres films dans le dispositif filmique de caméra portée et les choix de cadres. Ici c'est d'abord à travers la référence directe à la tradition picturale que la question se pose. Deux sensibilités esthétiques se croisent, la lumière et la représentation voluptueuse et intime du corps féminin quand ce dernier devient allégorique. Il évoquera tantôt liberté, force, fertilité, sans pour autant se séparer des jeux de séductions exposés dans le récit. Le désir reste la préoccupation première du film alors que le récit navigue dans une réalité sociale sans la mettre au premier plan. De ce point de vue, Mektoub est beaucoup plus proche de La Vie d'Adèle que de La Graine et le Mulet.
C'est à travers ce biais pictural que les personnages, bien ancrés dans un réalisme socio-culturel précis, se retrouvent projetés dans un panthéon lumineux et prennent des dimensions oniriques. Ce n’est pas là une lubie de chef opérateur, c’est une véritable intention d’inscrire une intemporalité à travers les traditions à la fois littéraires et picturales. Questionné sur la façon de Kechiche de le filmer, Shaïn Boumedine explique d'ailleurs que le réalisateur lui a suggéré d'étudier, pour s'en inspirer, des personnages peints par Renoir ou Modigliani, entre autres. Au-delà des référents esthétiques, si les femmes et les hommes endossent à l'image l'apparence de figures mythologiques, ce n’est pas seulement dû à l’œil de Kechiche et à la lumière projetée sur eux. C’est aussi une posture demandée aux comédiens qu’ils ont su adopter avec brio.
Ainsi ceux qui y verront une nostalgie un peu facile des années 90, comme on peut le lire ou l’entendre, parlent plus d’eux-même que du film. Peu importe justement ce retour en arrière technologique : les rapports humains partagés dans le film n’ont pas changé et affichent des similitudes avec des comportements contemporains. Ce n’est pas la thèse du film que de débarrasser les personnages de leurs téléphones portables afin qu'ils communiquent à nouveau.
Le retour à cette époque, outre la spécificité sociale de la France qui a fait les débuts du cinéma de Kechiche, lui permet également de reprendre une réflexion présente dès son premier long-métrage, La faute à Voltaire : Comment prendre l’insouciance très au sérieux. C'est la part plus littéraire du travail de Kechiche, celle qui s'attache à l'étude des rapports humains. Associée au prisme de ce que permet la caméra, c’est là l'héritage de la Nouvelle Vague dans son cinéma sans la proposition technique et pédagogique (par montage-collages, ralentis, arrêts sur images, surimpressions etc.). Cela demande d’être d’autant plus attentif aux détails sur les visages des comédiens qu’ils ne sont pas mis en évidence par ce type de procédés. Au contraire, ils surgissent de séquences longues dont on devine la méthode de tournage, dans la durée prolongée des prises, et dans la liberté très encadrée du jeu des comédiens.
Nous apparaît l'insouciance, dans sa subtilité, entre ceux qui la jouent, ceux qui la vivent et ceux qui la subissent. La part belle est donnée à la subjectivité de ces joies, de ces désirs, de ces malheurs qui nous sont montrés, qui n’ont de vérités que pour ceux qui les vivent mais qui restent des vérités malgré tout.
La méthode de travail de Kechiche a pour but de laisser vivre dans le film les passions de ses personnages en donnant à ses comédiens des directives générales de scènes plus que des lignes de dialogues précises. Ce principe leur permet de pouvoir évoluer dans leur jeu et oublier les caméras qui tournent, presque indéfiniment, semblerait-il. La durée des séquences et de leur tournage est d'ailleurs une composante essentielle de cette alchimie. La séquence la plus longue, dans la dernière partie du film, se déroule en boîte de nuit lors d'une soirée qui pourrait aussi bien être la dernière. Tout est déjà joué, Amin est devenu adulte ou presque, les ambiguïtés ne se poursuivent qu'en apparence, les vacances se terminent, mais la soirée est filmée dans sa totalité et tous dansent jusqu'à épuisement de leurs corps face à l'inexorable lendemain. Comme dans La Graine et le Mulet, le moment est étiré à l'extrême et permet une rare perception de cette fatigue très spécifique à l'écran.
Regards, intonations et bégaiements complexifient les échanges et donnent matière à penser les intentions de chaque personnage autrement que linéairement et plus instinctivement. L'étude comportementale que provoquent les images de Mektoub inscrit pleinement l'homme dans le règne animal. Dans la séquence pivot du film où Amin cherche à prendre en photo la naissance d'un chevreau se croisent les dimensions mythologiques du récit, la picturalité de sa recherche de la bonne lumière et la réalité documentaire du tournage qui commence de jour et se termine de nuit pour enfin être témoin de la naissance de deux chevreaux successifs.
Cette variation autour du passage à l’âge adulte se concentre sur les décalages qui se créent entre les protagonistes pendant ce moment charnière de la vie. On retrouvera dans l'inclination des personnages pour les plats de spaghettis la cristallisation des ratés et des obstacles à leur épanouissement. Ce motif récurent devenu cher à Kechiche semble particulièrement à propos dans ce film où l'appétit guide la caméra et les désirs de chacun pour offrir une œuvre forte, débordante de vie.
Crédit photographique : Copyright Quat’Sous Films / Pathé Films / France 2 Cinéma / Good Films / Bianca / Nuvola Film