Splitscreen-review Image de deux films de Kaouther Ben Hania

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Deux films de Kaouther Ben Hania chez Jour2Fête

Publié par - 9 avril 2018

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Après Le Challat de Tunis, Jour2Fête édite en DVD deux films de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania. Il s’agit de Zaineb n’aime pas la neige (2016) et de La belle et la meute (2017). L’intérêt premier de ces éditions simultanées réside dans la possibilité d’observer la mixité du style développé par Kaouther Ben Hania à partir de deux champs d’expression distincts, le documentaire et la fiction.

Commençons par la fiction, La belle et la meute. Le film est l'adaptation d’une œuvre littéraire elle-même inspirée d’un fait divers. C’est l’histoire d’un viol perpétré sur une jeune étudiante par des représentants des forces de l’ordre dans un quartier de Tunis. Premier constat lorsque l’on découvre le film : Kaouther Ben Hania a su créer un univers fictionnel habité et modelé par des fulgurances réalistes empruntées au documentaire. Ainsi, La belle et la meute se construit selon des principes formels qui mélangent les écritures et les styles dans un film constitué de neuf « tableaux », neuf plan-séquences. Effet de style seulement ? Déjà se rappeler qu’un plan-séquence permet d’installer une temporalité réaliste, celle d’une durée qui se rapproche de notre perception du passage du temps dans la réalité qui nous entoure. Au contraire de ce que l’on pourrait croire, le plan-séquence ne s’oppose pas forcément au principe de découpage. Le plan-séquence est une manière d'ajouter à une réalité filmique de la plausibilité et de la vraisemblance. Dans certains cas, il peut être aussi un moyen d’inviter le spectateur à faire le lien entre plusieurs éléments du cadre afin de composer mentalement toute une série de plans qui viennent s’ajouter à la construction du film ou de la séquence.

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C’est d'ailleurs ce qui se met en place dans La belle et la meute. Le principe de filmage induit une rigueur qui défragmente la durée filmique pour permettre un découpage de l’espace et du temps interne à l’image. Celui-ci est alors assujetti aux acteurs et à leur jeu. Chacun à sa manière, voire à tour de rôle, les comédiens captent l’attention du spectateur qui, attiré par une attitude ou une tonalité singulière dans les propos échangés, épouse alors le point de vue du personnage concerné et participe donc à la redéfinition de l'espace filmique.

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L’usage du plan-séquence introduit une curieuse sensation, presque un paradoxe : celle d’une théâtralisation des situations. Le chapitrage du film en 9 parties découpe l’espace et cartographie la plongée aux enfers du personnage féminin et de son compagnon. Plus qu’une descente aux enfers, le film est avant tout l’objet de plusieurs métamorphoses : celle de la jeune femme, bien sûr, mais aussi celle d’un pays en phase de reconstruction. Car la violence administrée physiquement et psychiquement se dispense par des individus qui incarnent le pouvoir étatique.

Les individus sont critiquables, évidemment, mais il ne faut jamais occulter ce qu’ils sont et surtout au nom de quoi ils osent commettre ces actes. Le film affiche une de ses qualités dans sa propension à insister sur l’attitude de l’individu. On a toujours le choix. Celui de refuser, celui de devenir une arme au service d’une politique douteuse, celui de ne pas vouloir abdiquer, celui de vivre ou de survivre.

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C’est ce dernier choix-là que fait la victime. Elle ne sera d'ailleurs pas seule : un policier, son compagnon et des journalistes rejoignent "la lutte". Le refus de l’évidence conduit cette femme à arpenter les chemins d’un parcours à forte consonance initiatique. Les étapes de celui-ci sont marquées par des changements de vêtements qui sont autant de modifications identitaires : passage d'une tenue ordinaire à une tenue de soirée avant d’enfiler une « cape chevaleresque »  qui, dans sa simplicité, indique l’ampleur de la transformation. L’héroïne fut une cendrillon éphémère. La citrouille est apparue plus tôt que prévu et la soirée a viré au cauchemar. Il lui fallut donc s’adapter, changer et accepter son nouveau statut de symbole. Le film se présente donc comme un éloge de la métamorphose identitaire et  Kaouther Ben Hania nourrit le secret espoir que cette transformation sera également celle d'un pays, la Tunisie.

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Pour ce qui est du documentaire, Zaïneb n’aime pas la neige, la mise en place est ambitieuse : suivre pendant 6 ans la vie d’une petite fille, Zaïneb, dont la famille est en complète reconstruction. Le film débute lorsque Zaïneb a 9 ans et se termine alors qu'elle en a 15. Son père est décédé en Tunisie dans un accident de voiture et sa mère s’apprête à refaire sa vie avec un homme qui vit au Canada et qui a déjà une fille, Wijdene. Les intentions de mise en scène sont simples, en théorie. Mais en réalité, elles sont plus complexes qu'il n'y paraît. Kaouther Ben Hania s’attache à capter la spontanéité faite d’émotion de la vie d’une petite fille qui se transforme pendant le temps du film en une adolescente. La confrontation inévitable entre l’enfance et le monde adulte est d’autant plus exacerbée que la déstabilisation identitaire est totale : Zaïneb vit ses mutations intérieures en plus de celles que lui impose la vie. L’initiation, dans le cas présent, est plus délicate, plus douloureuse encore. Sa transformation physique est indexée sur sa mutation émotionnelle.

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La réussite du film relève de son humilité. La caméra est au service de la captation des décalages qui existent entre les états identitaires de Zaïneb. Tout concourt à créer un climat très lourd mais, en adoptant le point de vue de la jeune fille, Kaouther Ben Hania déplace le centre de gravité formel du film. L’imagination et l‘impulsivité de Zaïneb et Wijdene apportent leur dose de fiction dans le réel et annihilent les effets de pathos potentiels. On retiendra une scène magistrale : Zaïneb et sa mère sont installées au Canada. La famille s’est recomposée et Zaïneb passe de plus en plus de temps avec Wijdene. Au détour d’une discussion, Wijdene apprend que son père a épousé en Tunisie la mère de Zaïneb. La petite fille, Wijdene, est assommée par la nouvelle.

Il y a dans cette scène une mosaïque de sentiments qui sont transmis par l’attitude et les propos de Wijdene. Tout l’art de Kaouther Ben Hania est là. Saisir ce moment où la vie bascule. Où l’avant est un passé qui semble être fort lointain alors que le présent s'éternise douloureusement dans la prise de conscience que plus rien ne sera comme avant. Ce que vit à ce moment-là Wijdene relève de l'acceptation de soi en tant qu’être à part entière. Mais il est également question, pour Wijdene, de réaliser que des libertés s’offrent à elle puisqu'elle est dépossédée de son statut de petite fille. Le film réussit à immortaliser l’instant de la cognition. Le temps a dévasté une partie de sa relation avec son père mais Wijdene sait qu'il y aura un après et qu'il a déjà commencé. Ce qui se filme à ce moment-là, c'est l'instant où se matérialise l'idée qu’une évolution de soi est en cours et qu'elle passe par une reconsidération des autres.

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Le film ausculte une palette de sentiments et d’émotions parfois contradictoires qui ressemblent à la réalité de nombre de familles et parce qu’il s’agit d’une famille réelle, le film tend vers l’universel. Kaouther Ben Hania sait qu’un documentaire est aussi de la mise en scène. Ainsi des choix sont faits comme celui de limiter la présence des adultes au maximum. Positionner le film à hauteur des adolescentes tend également vers l’universel. Ce choix a ajouté cependant une difficulté à la mise en scène que le film réussit remarquablement à surmonter, celle de la représentation.

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Car l’âge aidant et la conscience de soi plus prononcée de Zaïneb au fil du temps compliquent la tâche de Kaouther Ben Hania. Filmer pendant 6 années quelqu’un l’habitue à la caméra et même, au regard de l’âge des jeunes filles, permet à ce quelqu’un de tenter d'interpréter un personnage qui, dans son artificialité, pourrait nuire à l'harmonisation de toutes les séquences du film. Le challenge pour Kaouther Ben Hania était de garder de la spontanéité, de la fraîcheur, du naturel pendant les six années de tournage. L’objectif est atteint même s’il a fallu composer avec certains comportements. Le projet garde sa cohérence jusque dans sa scène finale, jusqu’à ce que les émotions submergent tout le monde, spectateur compris, et lorsque plus personne ne peut se dissimuler derrière une image de composition.

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Crédit photographique : © Jour2fête

Suppléments :

La belle et la meute
• Scène coupée
• Interview de Kaouther Ben Hania

Zaïneb n'aime pas la neige
• Peau de colle, un film de Kaouther Ben Hania (2013, fiction, 23 min)
• Livret (12 pages) : interview de la réalisatrice

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